Entretien avec Ben Mazué

© Martin Lagardère

 

Ben Mazué est un conteur. Des textes empreints de poésie, portés par des mélodies douces pour dire l’intime et toucher en plein cœur un public qui ne cesse de grandir. C’est d’une rupture qu’il nous parle dans son quatrième album, « Paradis ». La sienne. La vie d’après, lorsque l’on a essayé de maintenir son couple sans y parvenir. Pas d’amertume, juste le souvenir des belles choses réalisées.

À quelques jours des Victoires de la musique où il est nominé dans la catégorie « Concerts », sa tournée le mène aux bords du Léman, dans le cadre du Festival Voix de fête, l’occasion d’un échange pour le ELLE Suisse. Bonheur !

 

Julie Vasa. Vous êtes en tournée depuis un an. Comment avez-vous vécu cette période ?

Ben Mazué. (temps de réflexion marqué…). Je me le demande aussi… !

J.V. L’année a-t-elle été éprouvante ? Joyeuse ?

B.M. C’est bien, ça ! Ce sont deux adjectifs que je prends ! L’année a été intense en fait, avec beaucoup de moments très forts. Il y en a eu tellement que je ne sais pas exactement très bien encore comment les analyser. Difficile de regarder en arrière : je suis encore dans le moment, dans ce qui reste à faire, à dire. J’ai énormément joué, fait beaucoup de concerts. J’ai passé l’année sur la route finalement.

J.V. Cela vous a-t-il plu ?

B.M. Bien sûr, c’est vraiment génial ! D’autant plus dans ce contexte de pandémie. J’ai eu le sentiment d’être privilégié : pouvoir jouer est davantage une chance qu’un acquis aujourd’hui. Et puis je suis globalement plus heureux sur la route que lorsque je compose un album. J’aime beaucoup faire des albums mais ce sont des moments de doutes, d’introspections, de réflexions, un travail important qui demande d’aller au bout de soi. En tous cas, c’est comme ça que je le vis. Donc une fois que l’album est réalisé et qu’on est sur la route pour le défendre, il s’agit d’un autre travail, que je préfère je crois. Votre question est difficile : faire le bilan d’une année – quelle qu’elle soit – est un exercice délicat. Mais c’est une bonne question !

J.V. L’écriture a tout de même été présente cette année : votre album « Paradis » vient d’être réédité avec trois nouveaux titres, dont « Des nouvelles » qui me touche particulièrement. Pourquoi ne pas avoir réalisé un nouvel album ?

B.M. Parce qu’un album, c’est plein de choses, et pas seulement des chansons. C’est aussi raconter un moment de vie. Pour l’instant, je n’ai pas de moment de vie à raconter parce que je suis encore en train de raconter mon moment de vie précédent. Il faudrait que je vive en fait, avant. Alors, je vais vivre et après, je ferai un album !

J.V. Un album live peut-être d’ici là ?

B.M. Pourquoi pas, c’est envisageable. Comme vous le disiez, ça n’a pas été une année sans écriture. Au-delà des trois nouveaux titres notamment, j’écris beaucoup de choses inédites exclusivement pour la scène. Ce spectacle m’a demandé un grand travail d’écriture.

Alhambra – Genève – 4 février 2022

J.V. Comment appréhendez-vous les grandes salles à venir et, en particulier, l’écriture du spectacle dans cette perspective ?

B.M. L’écriture est différente et tant mieux. Il s’agit d’un autre exercice. Je les appréhende comme quelque chose que je ne vivrai peut-être pas deux fois. J’ai la chance de pouvoir tenter l’expérience zénith : un endroit grandiose ! Je dois donc ajouter du grandiose à mon spectacle : le conceptualiser est assez passionnant, inspirant.

J.V. Votre expérience sur scène a sans nul doute été très enrichissante. Avez-vous le sentiment que votre rapport à l’écriture en a été modifié ?

B.M. Oui, c’est certain. Pour commencer, la scène m’a usé ! Ces 65 concerts m’ont épuisé ! Plus sérieusement, le fait d’être davantage connu modifie sans aucun doute mon rapport au public. Entendre d’un coup les chansons que j’ai écrites chantées par le public m’a fait réaliser que l’album était réellement transmis. J’ai commencé dans la musique sur scène, avant de faire des albums, en premières parties notamment. J’ai toujours eu, dans ma manière d’appréhender la scène, une volonté de convaincre le public qui ne venait pas pour moi spécifiquement au départ. J’ai conservé cette volonté mais désormais, les gens qui viennent me connaissent. Ce n’est plus du tout la même façon d’aborder la scène. Cela s’est fait graduellement, jusqu’aux zéniths !

J.V. Vos concerts affichent désormais le plus souvent complets. De quelle manière gérez-vous la relation à votre public ?

B.M. Ce n’est pas évident… quand on chante devant 40 personnes, on peut aller boire des coups avec le public après le spectacle. Maintenant, ce n’est plus possible, nous sommes trop nombreux !

J.V. Le regrettez-vous ?

B.M. Non, je ne regrette pas mais il est certain qu’on n’a plus l’occasion d’échanger avec chacun parce que, chacun, ça fait beaucoup de monde ! J’ignore si c’est cela ou le fait d’avoir fait tellement de concerts que je ne peux pas sortir après… j’ai une vie assez sportive en vérité. Le soir après les concerts, je vais me coucher tôt pour essayer de tenir la distance. Ca, ça a changé !

« Ce que je partage aujourd’hui avec les gens passe pratiquement exclusivement par la scène.»

J.V. À vous entendre, on a l’impression que ce rythme est peut-être un peu trop intense, même si cette période est véritablement réjouissante. Est-ce le cas ?

B.M. C’est certainement un peu beaucoup mais c’est aussi lié au contexte : on devait commencer à tourner à partir de novembre 2020 et puis le COVID a occasionné des reports. Nous nous sommes donc finalement retrouvés avec une année de tournée à concentrer sur 6 mois ! Ce n’est pas mon métier qui est trop dur ou le fait d’avoir planifié autant de concerts qui pose problème. Il fallait faire avec les conditions qui étaient celles qu’elles étaient. Ce sont des moments magnifiques à chaque fois. Quand vous me demandez ce qui a changé, c’est cela : ce que je partage aujourd’hui avec les gens passe pratiquement exclusivement par la scène. Je ne vais plus beaucoup échanger avec le public après les concerts mais en revanche, par la scène, on partage beaucoup plus car ils connaissent mes chansons, parce que j’ai aussi plus de moyens pour m’exprimer et leur proposer quelque chose de réussi.

J.V. Votre parcours est peu commun : la pratique de la médecine de nombreuses années avant de vous consacrer entièrement à la musique. À quel moment avez-vous réalisé que la musique était ce que vous souhaitiez faire pleinement ?

B.M. En fait, je me pose toujours un peu la question aujourd’hui ! Rien n’est figé et d’ailleurs, j’ai la sensation que c’est le cas pour de nombreuses personnes. Beaucoup aimeraient bien vivre plusieurs aventures professionnelles, c’est assez moderne d’ailleurs : auparavant, les gens faisaient des carrières entières dans une seule fonction. Ce n’est plus le cas désormais. Chacun doit se demander tout au long de sa vie ce qu’il souhaite réellement faire. Je ne me suis jamais dit que je m’étais trompé en étant médecin. C’est juste mon aventure médicale qui se terminait et une autre aventure qui s’ouvrait et, peut-être, d’autres aventures naitront après, je l’espère.

J.V. C’est un choix courageux en tous cas…

B.M. Merci ! On parle beaucoup de notre métier vous et moi, mais il n’y a pas que le métier dans l’aventure de vie. Faire des enfants, par exemple, avoir une histoire d’amour, voyager, ou décider de déménager… ce sont des choses qui nous construisent tout autant que notre métier. Surtout avec celui d’artiste où le but est tout de même de réfléchir sur les gens, les regarder. Tout ce que l’on vit est vraiment important et utile.

 

J.V. Vos deux professions se rejoignent peut-être ici : pensez-vous qu’étant médecin, votre attention aux autres, votre empathie à leur égard, nourrissent votre regard d’artiste ?

B.M. Carrément ! Un hôpital, c’est tout de même le fond de l’entonnoir social : on y rencontre des gens qu’on n’aurait pas croisés ailleurs. Et on les rencontre « tous nus » ! Je me souviens d’un professeur en médecine qui nous disait : « si vous avez en face de vous un patient très en colère, il faut voir derrière la détresse ». C’est tout de même intéressant de pratiquer un métier comportant cette dimension.

J.V. Avez-vous pu être tenté, comme certains autres artistes tel le réalisateur Thomas Lilti, de retourner à l’hôpital pendant la pandémie ?

B.M. Cela fait maintenant longtemps que j’ai arrêté d’être médecin. 

Je suis vraiment un petit peu, voire très rouillé ! Il faudrait un long temps de formation pour revenir à une compétence qui me permettrait d’être utile, à la différence de Thomas Lilti qui lui, écrit sur la médecine. Il est un médecin qui fait du cinéma. Je n’ai pas du tout l’intention d’être un médecin qui fait de la musique. J’ai le sentiment d’avoir changé de vie. Néanmoins, dans la mesure où « notre pays était en guerre », selon les dires du Président de la République, je me suis signalé pour, le cas échéant, être réquisitionné si c’était nécessaire. Cela ne l’a pas été…

J.V. Tant mieux pour nous ! Quel objectif poursuivez-vous par l’écriture de chansons : vous faire du bien ou toucher le public et entrer en communication avec lui ?

B.M. Certainement un peu des deux. Ce qui est sûr, et depuis toujours, c’est que j’écris d’abord et avant tout parce que je sens en moi une sorte de déséquilibre émotionnel que j’arrive un peu à calmer en le décrivant. Ensuite, je me suis rendu compte que j’aimais bien dire aux autres ce que j’écrivais, lorsque je trouvais ça réussi. Quand c’est râté, je le garde pour moi ! Toucher des gens par mes écrits nécessite de trouver des problématiques qu’ils traversent eux aussi. Si je rencontre une problématique trop singulière, je n’en fais pas une chanson. Parler de moi pour toucher d’autres est une manière de faire, il en existe plein d’autres. On peut utiliser d’autres pronoms comme le « il » et cela fonctionne aussi très bien. Moi, j’utilise le « je » mais pour essayer de parler de vous.

J.V. Vos chansons naissent-elles toutes en marchant à la Réunion ou … au bord d’un lac ?

B.M. Je marche toujours pour écrire, c’est certain ! J’ai besoin de ce mouvement ! Je rêve des bords du Léman !

J.V. Vous vous livrez beaucoup dans vos textes. Comment votre entourage vit-il cette exposition ?

B.M. Il me semble que c’est parfois un peu difficile car je ne dis pas toujours l’exacte vérité.

J.V. Pour quelles raisons ?

B.M. Je n’ai pas de devoir de vérité, comme un reporter. J’ai en revanche un devoir de sincérité. J’essaie d’être le plus sincère possible, de raconter des histoires qui soient touchantes, de rendre hommage à des émotions, des moments, des lieux… Pour être touchant, il est indispensable d’être sincère, mais pas nécessairement dans la vérité. Dès lors que l’on écrit, que l’on décide d’être artiste, on est un peu « vampirisant » pour nos proches : on se sert de la matière qui nous entoure, des gens que l’on rencontre… Cela doit parfois être pénible, de manière beaucoup plus prégnante pour certains…

« J’essaie d’être le plus sincère possible, de raconter des histoires qui soient touchantes, de rendre hommage à des émotions, des moments, des lieux…».

J.V. C’est le cas dans toutes les formes d’art.

B.M. Oui, c’est vrai. Je viens par exemple de regarder la série « La meilleure version de moi-même » de Blanche Gardin. C’est une forme de documentaire de quelqu’un qui suit Blanche dans sa vie quotidienne mais c’est ultra romancé, fictionnel. Ici, nous sommes complètement dans le mélange des genres : elle s’appelle Blanche dans la série, elle parle à ses parents… qui sont des acteurs ! Voir cela m’a un peu libéré ! Je me suis dit qu’en fait, ce n’était pas si grave. En tant qu’artiste, on peut aussi sauter parfois le pas, parler justement de choses qui sont touchantes et importantes sans qu’on les ait forcément vécues.

J.V. En doutiez-vous ?

B.M. Je ne dirais pas que j’en doutais mais le but n’est pas non plus de faire du mal à mon entourage. J’espère un tout petit peu les préserver, notamment mes enfants. Je me pose souvent la question, ce n’est pas toujours simple…

J.V. Vous évoquez une série télévisée… D’autres formes d’art pourraient-elles vous attirer comme le cinéma, l’écriture d’un roman ?

B.M. Vous savez, j’ai une faculté à me projeter dans tout et n’importe quoi qui est assez extraordinaire, j’avoue ! Je ne me suis dit par exemple que très récemment qu’il ne serait plus possible de devenir footballeur professionnel parce que je suis trop vieux, pas parce que je suis nul au foot, alors que je le suis ! Il m’arrive de penser que si vraiment je donne tout, si je travaille comme un fou, alors, peut-être, je pourrais devenir footballeur professionnel ! C’est à la fois extrêmement prétentieux mais c’est aussi un super moteur de rêve. Lorsque j’ai un rêve, rien ne m’empêche d’essayer. Cette manière de procéder implique d’avoir la lucidité de reconnaître lorsque cela ne fonctionne pas et de laisser tomber. Vous évoquez l’écriture d’un roman, ou un scénario, ou même de jouer, j’adorerais ! La question est ensuite de savoir si j’en suis capable, c’est autre chose…

J.V. Quelles collaborations vous ont le plus plu parmi tous les duos que vous avez pu réaliser ?

B.M. Je pense à deux en particulier. Celui avec Pomme pour commencer. J’ai écrit une chanson avec elle qui s’appelle « J’attends ». Je l’ai rencontrée alors qu’elle était vraiment au tout début de sa vie d’artiste, elle devait avoir 16 ans et était encore au lycée. Elle jouait du violoncelle, très bien d’ailleurs. Elle venait à Paris pour enregistrer son premier album. Son entourage professionnel n’avait pas encore pris conscience de sa capacité complète d’écrire ses propres chansons. Alors, ils avaient demandé à des auteurs, dont moi, d’écrire pour elle, ce dont en fait elle n’avait pas besoin. Je l’ai vue s’épanouir, elle m’inspire. Je la trouve très sage dans sa manière d’aborder la musique. Elle accueille hyper bien ses émotions, y compris celles qui sont négatives, avec beaucoup d’intelligence.

Alhambra – Genève – 4 février 2022

J.V. Et vous évoquiez un deuxième artiste…?

B.M. Oui. À côté de Pomme, il y a aussi Grand Corps Malade, une rencontre extrêmement importante dans ma vie. C’est un être exceptionnel. D’abord, parce qu’à son contact, on devient meilleur, c’est vraiment magnifique. C’est aussi un artiste qui tend la main. Il m’a proposé plein de projets que nous avons réalisés ensemble : j’adore ça ! Lorsque l’on est chanteur comme moi, on est rarement invité. On est plutôt celui qui invite. On ne m’a jamais demandé par exemple de venir faire les chœurs ou la guitare dans un groupe ! Du coup, le fait que Fabien me propose régulièrement des projets est vraiment très agréable. Il a aussi une grande équipe avec laquelle il travaille, des gens dont je me sens très proche et que j’aime vraiment beaucoup. J’éprouve de l’admiration pour leur parcours, leur manière de travailler, on se voit souvent.

 

J.V. Et peut-être une autre collaboration dont vous rêvez ?

B.M. Je dirais qu’à côté de Pomme et de Fabien, la troisième personne du trépied de ma vie professionnelle, le troisième « collègue » qui compte beaucoup, c’est Gaël Faye. Je le connais aussi depuis longtemps. Nous avons le même producteur de musique, compositeur, arrangeur qui est Guillaume Poncelet. Lui et moi, on partage musicalement beaucoup de points communs. Et puis Gaël a cette espèce de grâce liée à son talent avéré d’écrivain, de romancier. Il est très porté par cette magie. Il faut le voir sur scène, c’est magique, je vous assure. On se voit souvent pour parler. Nos échanges sont géniaux, passionnants, j’apprends plein de choses, je m’enrichis. Je suis vraiment très très heureux de connaître un homme comme lui.

J.V. C’est quoi le Paradis pour vous ?

B.M. C’est une question que l’on m’a déjà posée, nécessairement, avec le titre de l’album… mais ma réponse n’est pas forcément la même. Aujourd’hui, le Paradis réside dans les moments que je revis en souvenirs en fait. Je ne trouve rien de plus paradisiaque que les souvenirs. Les moments présents sont souvent magnifiques mais le paradis, cette espèce d’extase complète, je l’atteins en évoquant des moments, des endroits… j’adore me souvenir. ◾️

Alhambra – Genève – 4 février 2022

 

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