Les choses humaines – Karine Tuil
Une intrigue qui permet à Karine Tuil d’évoquer tout à la fois les enjeux liés au sexe, aux médias, au pouvoir, à la justice, à l’aune des réseaux sociaux… un roman très habile, extrêmement riche qui m’a tenue de bout en bout.
Éditeur : Gallimard
Nombre de pages : 352
Parution : août 2019
Prix : 21 €
Version ebook disponible
En lice pour le Goncourt, l’Interallié, le Fémina, le prix du Roman de l’Académie française…
Karine Tuil fait partie de ces auteurs dont j’attends le nouveau livre avec impatience depuis « L’invention de nos vies » (2013, Grasset) que j’avais dévoré et beaucoup aimé.
C’est à un portrait au vitriol de notre société qu’elle se livre dans son onzième roman, encore une fois ancré dans le réel. « Les choses humaines » constitue une chronique sociale très actuelle aux personnages attachants que Karine Tuil croque avec brio. Le soin particulier qu’elle porte d’ailleurs à esquisser tous ses personnages, à fouiller leur psychologie, est sans doute ce qui me séduit le plus dans son écriture.
L’histoire en quelques mots : Claire et Jean Farel forment un couple d’intellectuels parisiens en vue, lui journaliste politique de renom, très populaire, sur les antennes télévisées depuis 40 ans et elle, essayiste et féministe, bien plus jeune que son mari. Leur fils, Alexandre, 21 ans, brillant, étudie aux États-Unis dans une université de renom. Une image assez lisse donc mais qui l’est beaucoup moins en réalité, écornée avant tout par la double vie menée par Jean depuis des années avec Françoise, une journaliste de son âge, mais exerçant côté presse écrite. Un mariage d’intérêt plus que d’amour, jusqu’au jour où justement, Claire, lassée, tombe sous le charme d’un professeur de français, quitte Jean et s’installe avec lui. C’est alors qu’Alexandre, en vacances pour quelques jours à Paris, rend visite à sa mère qui lui demande de s’occuper un soir de Mila, la fille ainée de son conjoint et de l’emmener avec lui à une soirée pour la distraire.
Le lendemain matin, la police vient l’arrêter : Mila l’accuse de l’avoir violée. La deuxième partie du roman est consacrée au procès d’Alexandre et tourne autour d’une question fondamentale : la relation entre Alexandre et Mila a-t-elle été consentie ou non ? Parole contre parole, absolument rien d’évident.
Une intrigue qui permet à Karine Tuil d’évoquer tout à la fois les enjeux liés au sexe, aux médias, au pouvoir, à la justice, à l’aune des réseaux sociaux… un roman très habile qui m’apparaît si riche et posant tant de questions que le choix d’un angle pour ces quelques mots n’est pas simple.
« Les choses humaines » traite me semble-t-il avant tout des rapports hommes/femmes et du pouvoir du sexe gouvernant ces rapports. C’est d’ailleurs l’un des premiers constats auxquels se livre Claire au début du roman :
« La déflagration extrême, la combustion définitive, c’était le sexe, rien d’autre – fin de la mystification ».
Et en effet, une simple pulsion, une tentation à laquelle on cède un instant, et tout bascule ! Sa vie à elle, qu’elle aura pourtant mis des années à bâtir, mais aussi celle de son fils… quelques moments, qualifiés lors du procès par Jean de « 20 minutes d’activité »… et c’est toute sa vie, ainsi que celle de Mila, de leurs parents, qui prend une tournure radicalement différente.
Le sexe et son pendant : le consentement. « Qui ne dit mot consent » : combien de fois n’a-t-on pas entendu ces quelques mots ? Or, en la matière, la présomption n’a aucunement lieu d’être. Et à l’heure de #metoo, encore moins ! Présumer un consentement apparaît tel un déni de son absence. Où placer le curseur ? Comment se manifeste un consentement ? Suivre un homme dans un local technique au beau milieu de la nuit implique-t-il nécessairement un accord à des relations intimes ? Tout l’enjeu du procès parfaitement décrit par l’auteur tient à cette caractérisation. Car si l’acte a pu être consenti, il n’est alors plus question de viol. On voit bien que tout est affaire de circonstances, d’interprétation et la qualification des actes particulièrement délicate.
Karine Tuil parvient ici au tour de force de décrypter le procès d’Alexandre et le rôle de chacun de ses protagonistes afin de nous en faire saisir l’ensemble des dimensions et c’est passionnant !
Palais de Justice de Paris – Salle Victor Hugo où le procès d’Alexandre Farel s’est tenu ©CHRISTOPHE ARCHAMBAULT / AFP
En perspective, un tel acte et plus généralement le rapport homme/femme est très lié à l’éducation qu’on a pu avoir, ou que l’on peut donner. Ici aussi, la question est abordée avec finesse par Karine Tuil. Jean Farel, sûr de son fait, n’a jamais caché sa double vie, formant un couple libre avec Claire. Quelle image cela a-t-il pu évoquer chez son fils ? Une seule valeur a semblé compter pour ses parents, la performance. Alexandre, comme tous les personnages, n’est ni tout à fait noir ni tout à fait blanc, et c’est ce que j’apprécie dans les romans de Karine Tuil, des personnages toujours très humains. Alexandre, en dépit de son acte, a des côtés touchants. En particulier sa solitude et le fait qu’il vit mal l’indifférence visible de ses parents à son égard.
« Avec le temps, l’expérience, il avait appris à maîtriser la charge de tristesse qui s’abattait sur lui quand ils le renvoyaient, par leur absence, à sa solitude ».
Alexandre fait figure de « bête à concours », élevé dans l’excellence. Mais l’atteinte de cet objectif a un prix et Claire et Jean sont peut-être passés à côté de l’essentiel.
En tout état de cause, l’éducation dont a bénéficié Mila a été aux antipodes de celle d’Alexandre et elle s’est retrouvée semble-t-il bien peu armée pour être en mesure d’exprimer clairement une absence de consentement, absolument terrifiée. Quelle image de la femme pouvait-elle bien avoir ?
Et c’est dans l’enceinte d’un tribunal que sont exprimés toutes ces questions, ces points de vue divers. J’ai trouvé le traitement littéraire du procès particulièrement bien vu, les avocats et les juges plus vrais que nature. J’ai été totalement happée par ce procès, dévorant les plaidoiries bien senties et très réalistes.
Enfin, dernier thème dont je voudrais souligner la pertinence du traitement dans ce roman, celui de la vieillesse. Une autre chose humaine est le temps qui passe et son effet sur chacun d’entre nous. L’obsession de Jean est de conserver son poste, à tout prix.
« La vieillesse est ce que l’on est prêt à faire pour durer » : absolument tout dira Jean.
« Tout contrôler, ne rien lâcher ».
Mais des préceptes mis à mal dès lors que l’un des siens adopte un comportement déviant ou que la maladie frappe à sa porte. Jean fait face aux deux et se montre davantage touchant vis-à-vis de Françoise qu’il accompagne tendrement alors qu’elle est atteinte de la maladie d’Alzheimer.
Les choses humaines sont faites de ces doutes, de ces choix, de ces erreurs, de culpabilité, de regrets, du temps qui passe intelligemment saisies par Karine Tuil.
J’ai pu lire avec beaucoup d’intérêt d’excellentes chroniques de ce livre beaucoup moins enthousiastes que la mienne, reprochant notamment à l’auteur de surfer sur des thèmes à la mode. Je peux entendre ces arguments même si, vous l’aurez compris, je ne les partage pas du tout ! Il peut paraître facile d’écrire sur l’air du temps mais avec un tel talent, tant vis-à-vis de la construction que de la pertinence, n’est pas donné à tout le monde ! J’ai pour ma part été tenue de bout en bout ! Et vous ? Qu’avez-vous pensé de ce roman ?
Karine Tuil ©F. Mantovani
À propos de l’auteur
Karine Tuil est un écrivain français. Elle vit et travaille à Paris. Elle est diplômée d’une maîtrise de droit des affaires et d’un DEA de droit de la communication (Université Panthéon Assas). Elle est l’auteur de onze romans traduits en plusieurs langues.
Le site de Karine Tuil.