Les Billes du Pachinko – Élisa Shua Dusapin

Un livre court et dense centré sur les rapports qu’entretiennent les hommes lorsqu’ils sont de culture ou de générations différentes. Une écriture à découvrir si vous ne l’avez pas encore lue !

 

 

Éditeur : Zoé

Nombre de pages : 144

Parution : Août 2018

Prix : 15,50 €

Version ebook disponible

Épreuve souvent redoutée que celle du deuxième roman, relevée avec brio par Élisa Shua Dusapin. Et le challenge était d’envergure au regard de la reconnaissance dont avait bénéficié son premier roman paru en 2016, « Hiver à Sokcho » (Éditions Zoé), plusieurs fois récompensé et tout juste paru en poche.

C’est à un été à Tokyo que la jeune auteur nous convie cette fois. Sa narratrice, Claire, une suissesse de trente ans, passe un mois au Japon auprès de ses grands-parents maternels et projette de les accompagner une semaine en Corée, leur pays natal – Choison à l’époque où la séparation de la Corée n’avait pas encore eu lieu – qu’ils ont fui cinquante ans auparavant lors de la guerre civile et où ils ne sont jamais revenus depuis cet exil politique. Ses relations avec eux étant parfois complexes et pour occuper ses journées durant ses vacances, Claire enseigne le français à une petite fille japonaise de 10 ans, Mieko.

Ouvrir l’un des romans d’Elisa Shua Dusapin, c’est partir en voyage, s’imprégner d’une culture différente de la nôtre. Elle excelle ainsi à brosser le tableau de ce Tokyo où elle réside, par de courtes phrases, dans un style extrêmement épuré, aux mots évocateurs : la gare de Shinagawa, la chaleur moite qui suffoque les habitants, les bruits, la nourriture, omniprésente… Et le Pachinko, sorte de casino japonais. Son grand-père en tient un depuis son arrivée dans la ville nipponne. Ces machines ressemblent à des flippers verticaux. Pour quelques pièces injectées, des billes jaillissent et retombent verticalement à travers plusieurs orifices. Certaines parviennent à s’extirper de la machine en passant par l’un des trous et leur nombre est alors proportionnel à la valeur du lot que les joueurs pourront obtenir à l’issue de la partie. Il s’agit donc d’un jeu de hasard où la seule intervention du joueur consiste, grâce à un curseur, à injecter une certaine puissance dans l’éjection des billes.

Mais au-delà de cette immersion dans Tokyo, Elisa Shua Dusapin livre habilement avec ce roman plusieurs réflexions très intéressantes sur les thèmes de l’exil politique – tant d’actualité –, de la filiation, de l’identité et l’on s’émerveille de la richesse des thèmes abordés en si peu de pages !

Ainsi, comment construire son identité et celle de ses enfants lorsque l’on est contraint de fuir son pays et s’établir dans un autre ? Il semble que la langue en soit l’élément fondamental. C’est la raison pour laquelle les grands-parents de Claire refusent de parler japonais en famille et conversent en coréen, langue maternelle à laquelle ils resteront attachés à jamais. C’est aussi pour cette raison que son arrière-grand-mère a préféré se couper la langue plutôt que parler en japonais.

Et comment communiquer lorsque l’on ne parle pas la même langue ? Cette question sous-tend tout le roman. Ici, la langue apparaît moins indispensable : Claire a appris le japonais pour pouvoir communiquer avec ses grands-parents mais ceux-ci préfèrent lui parler dans un dialecte mélangeant coréen, anglais et gestuelle. Il en va de même entre Claire et Mieko : elles échangent ensemble dans un langage fait de japonais, anglais et français. Et c’est là que les jeux prennent toute leur importance et apparaissent comme l’un des moyens de communiquer.

La tour de Babel, genèse biblique : les hommes imaginèrent construire une tour touchant le ciel pour accéder directement au Paradis, « Babel » signifiant « porte du ciel ». Mais Dieu trouvant les hommes trop orgueilleux, les punit en leur faisant parler des langues différentes de telle sorte qu’ils ne se comprennent plus. Dans ce dessin de Plantu, le foot au sommet semble mettre tout le monde d’accord et parler d’une même voix !

Élisa Shua Dusapin en fait un thème dominant dans son livre, à commencer par le Pachinko bien sûr, mais aussi les playmobils, le monopoly, le tétris, les activités ludiques entre Claire et sa grand-mère… ainsi, le jeu apparaît comme un moyen de communiquer, sans nécessairement avoir besoin de recourir à une langue commune. Néanmoins, il ne suffit pas en lui-même à créer toute communication et peut à l’inverse isoler, comme le souligne la phrase mise en exergue du livre, tirée de « L’Empire des signes » de Roland Barthes : « Le Pachinko est un jeu collectif et solitaire. Les machines sont rangées en longues files ; chacun debout devant son tableau joue pour soi, sans regarder son voisin, que pourtant il coudoie. ».

Si l’on peut se construire sans nécessairement parler la même langue, il apparaît en revanche impossible dans ce roman d’y parvenir sans connaître ses origines. Ainsi en va-t-il de Claire qui ressent le besoin impérieux d’aller en Corée alors même que ses grands-parents, qui savent pertinemment d’où ils viennent, y aspirent beaucoup moins, ou encore de Mieko qui a du mal à grandir en ignorant ce qu’il est exactement advenu de son père.

Une dernière image du livre, celle de Claire sur le bateau en partance pour la Corée, n’entendant plus qu’un écho en provenance du quai, « celui des langues qui se confondent ».

L’immense pont de Busan : la première chose que l’on voit de la Corée quand on arrive du Japon par la mer.

Avec « Les Billes du Pachinko », Élisa Shua Dusapin signe un livre dense, dans la droite ligne du précédent, centré sur les rapports qu’entretiennent les hommes lorsqu’ils sont de culture ou de générations différentes. Une écriture à découvrir si vous ne l’avez pas encore lue !

Ce roman a obtenu l’un des Prix suisses de littérature 2019.

©Romain Guélat / Editions Zoé

À propos de l’auteur

 

Née en 1992 d’un père français et d’une mère sud-coréenne, Elisa Shua Dusapin grandit entre Paris, Séoul et Porrentruy. Diplômée en 2014 de l’Institut littéraire suisse de Bienne (Haute Ecole des Arts de Berne), elle se consacre à l’écriture et aux arts de la scène, entre deux voyages en Asie de l’Est. Son premier roman, « Hiver à Sokcho », a été récompensé par le prix Walser, le prix Alpha, le prix Régine Desforges et lui a permis d’être lauréate de l’un des prix Révélation de la SGDL.

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