Le Lambeau – Philippe Lançon
« La nécessité, tout accepter, et le devoir, l’accepter avec autant de gratitude et de légèreté que possible ». Ainsi s’exprime Philippe Lançon, survivant de l’attentat de Charlie Hebdo dans ce récit littéraire, incontournable.
Éditeur : Gallimard
Nombre de pages : 512
Parution : Avril 2018
Prix : 21 € ; Versions ebook, poche et audio disponibles
Cela fait des jours que je tourne autour des quelques mots à écrire à propos de ce livre. Je l’avais lu à sa sortie, rapidement, trop. Tout a été dit sur ce récit autobiographique exceptionnel, notamment récompensé par le prix Fémina, un prix Renaudot « spécial » et le Prix des prix en 2018. Et l’envie de le relire, à la lueur de la situation que nous vivons actuellement, s’est manifestée, vivement. Une remise en perspective du confinement au regard de l’enfermement vécu par cet homme dans un corps qui s’est brutalement métamorphosé à la suite de l’attentat de Charlie Hebdo.
En quelques mots, si vous ignoreriez de quoi il s’agit, Philippe Lançon est journaliste, chroniqueur littéraire. Il participait à la conférence de rédaction du journal satirique ce matin du 7 janvier 2015 lorsque les terroristes y ont surgi, tuant plusieurs d’entre eux, en blessant d’autres. Philippe Lançon a survécu, mais très gravement blessé, le bas de son visage ayant été emporté par des balles. Il raconte, dans ce livre, la manière dont il a vécu l’attentat et sa reconstruction, passant par la greffe d’un lambeau ayant redonné forme à son visage.
Ce récit est l’un des plus forts que j’ai pu lire, pour la manière dont il décrit l’atrocité de l’intérieur, mais surtout pour celle dont il évoque la réappropriation d’un corps qui n’a plus rien à voir avec ce qu’il était, la reconstruction d’un corps avec un esprit qui lui aussi a été irrémédiablement marqué et une mémoire à réapprivoiser par l’écriture et l’art sous toutes ses formes auxquelles Philippe Lançon se montre particulièrement sensible.
Ce retour dans le monde des vivants n’a été rendu possible que grâce à une personnalité absolument exceptionnelle, un courage hors du commun, une distanciation non pas sociale comme on l’évoque aujourd’hui mais avec lui-même : une prise de hauteur incessante et indispensable pour surmonter les vives douleurs très rarement évoquées mais évidemment aigües et continuelles. Un recul obligatoire également pour celui qui a dû faire le deuil d’une apparence qui fut la sienne durant cinquante ans.
D’une lucidité remarquable, Philippe Lançon porte un regard particulièrement averti sur le milieu hospitalier où il a vécu durant neuf mois et rend un vibrant hommage au personnel soignant qui a pris soin de lui, en particulier la chirurgienne qui l’a maintes fois opéré et reconstruit, Chloé Bertolus. « Le Lambeau » est une œuvre incontournable.
J’ai tout aimé dans ce livre, à commencer par la plume de l’auteur, que je ne connaissais pas jusqu’alors. Livre à part, chronique à part. Parce que les propos se passent parfois de mots. Quelques citations, simplement :
Sur le métier de critique et de journaliste littéraire :
« Je suis devenu critique par hasard, je le suis resté par habitude et peut-être par insouciance. La critique m’a permis de penser – ou d’essayer de penser – ce que je voyais, et de lui donner une forme éphémère en l’écrivant ».
« Il y a très peu de bons chroniqueurs, les uns se soumettent aux sujets importants du moment et à la morale ambiante ; les autres à un dandysme qui les pousse à faire les malins en écrivant à contre-courant. Les uns sont soumis à la société ; les autres à leur personnage. Dans les deux cas, ils cherchent à faire du style et ils fanent vite ».
« La plupart des entretiens avec des écrivains ou des artistes sont inutiles. Ils ne font que paraphraser l’œuvre qui les suscitent ». « J’y voyais une atteinte à l’intimité, à l’autonomie du lecteur ».
Sur le rôle de l’écriture au regard de l’oubli :
« La critique me permet-elle de lutter contre l’oubli ? Bien sûr que non. J’ai vu bien des spectacles et lu bien des livres dont je ne me souviens pas, même après leur avoir consacré un article, sans doute parce qu’ils n’éveillent aucune image, aucune émotion véritable. Pire, il m’arrive souvent d’oublier ce que j’ai écrit dessus (…). Je me demande alors si je n’ai pas écrit pour oublier le plus vite possible ce que j’avais vu ou lu, comme ces gens qui tiennent leur journal pour débarrasser quotidiennement leur mémoire de ce qu’ils ont vécu. Je me le demandais, du moins, jusqu’au 7 janvier 2015 ».
« Les événements les plus brièvement violents et inattendus prennent toute leur place dans nos vies, puisqu’ils vont les bouleverser, mais les détails de leurs minutes irréversibles semblent échapper à nos mémoires – et je n’écris qu’avec le mince espoir de les restituer en partie ».
Sur les liens entre écriture et métamorphose :
Un jour, Chloé, sa chirurgienne lui a dit « « La tentation du chirurgien est d’aller le plus loin possible, de s’approcher de retouche en retouche du visage idéal. Evidemment, on n’y arrive jamais il faut savoir s’arrêter ». C’est pareil avec un livre, lui avais-je répondu ».
« J’étais, comme jamais, reconnaissant à mon métier, qui était aussi une manière d’être et finalement de vivre : l’avoir exercé si longtemps me permettait de mettre à distance mes propres peines au moment où j’en avais le plus besoin, et de les changer, comme un alchimiste, en motifs de curiosité ».
« Ecrire est la meilleure manière de sortir de soi-même (…). Du même coup, la séparation entre fiction et non-fiction était vaine : tout était fiction, puisque tout était récit – choix des faits, cadrage des scènes, écriture, composition. Ce qui comptait, c’était la sensation de vérité et le sentiment de liberté donnés à celui qui écrivait comme à ceux qui lisaient. (…) Je devenais une fiction ».
Sur le choc de l’attentat et la dissociation du corps et de l’esprit :
« Lorsqu’on ne s’y attend pas, combien de temps faut-il pour sentir que la mort arrive ? »
« Il m’était encore impossible de déterminer la nature de cette chose, mais je la sentais envahir la pièce, annoncée par les bruits et les cris, et ralentir absolument tout autour de moi et moi ».
« Sans doute avais-je déjà comme les autres basculé dans un univers où tout arrive sous une forme si violente que c’en est comme atténué, ralenti, la conscience n’ayant plus d’autre moyen de percevoir l’instant qui la détruit ».
« L’irruption de la violence nue isole du monde et des autres celui qui la subit ».
« Quelque chose repassait la scène et en la freinant toujours plus, la répétait et l’étirait comme si elle avait eu lieu pour de faux ou méritait d’être, comme ce texte, perpétuellement révisée ».
« La voix de celui que j’étais encore m’a dit « tiens, nous sommes touchés à la main »… Nous étions deux, lui et moi, lui sous moi plus exactement, moi lévitant par-dessus, lui s’adressant à moi par-dessous en disant nous ».
« Le moment délicat (…) est celui où le patient reprend conscience du corps métamorphosé dans le monde vivant qui l’entoure. C’est là qu’il commence véritablement à renaître, et cette renaissance, qui se manifestait jusqu’ici par des chocs physiques, d’une violence presque magique, s’accompagne maintenant d’une certaine tristesse ».
Sur l’importance de la beauté et de l’art dans la reconstruction :
« La musique de Bach, comme la morphine, me soulageait. Elle faisait plus que me soulager : elle liquidait toute tentation de plainte, tout sentiment d’injustice, toute étrangeté du corps ».
©️Annette Hauschild
À propos de l’auteur
Né en 1963, Philippe Lançon est journaliste, chroniqueur, critique littéraire (« Libé », « Charlie Hebdo », « Le Masque et La plume ») et romancier. Il a notamment reçu en 2011 le prix Hennessy du journalisme littéraire pour « l’extraordinaire qualité de ses articles » et en 2013, le Prix Jean-Luc Lagardère du journaliste de l’année.
Victime des attentats de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015, il a subi plus de vingt opérations. En 2018, il raconte cette tragédie dans « Le Lambeau ».