Le Consentement – Vanessa Springora
Quand un livre bouscule la société… Vanessa Springora révèle, dans ce récit, l’emprise dont elle a fait l’objet dès l’âge de 13 ans. Tombée sous le charme de l’écrivain Gabriel Matzneff affectionnant publiquement « Les moins de 16 ans », elle aura mis plus de 30 ans pour consigner son histoire, et son prédateur, dans un livre. Magistral !
Éditeur : Grasset
Nombre de pages : 216 ; Parution : Janvier 2020 ; Prix : 18 €
Version ebook disponible
« Si les relations sexuelles entre un adulte et un mineur de moins de quinze ans sont illégales, pourquoi cette tolérance quand elles sont le fait d’un représentant d’une élite – photographe, écrivain, cinéaste, peintre ? Il faut croire que l’artiste appartient à une caste à part, qu’il est un être aux vertus supérieures auquel nous offrons un mandat de toute-puissance, sans autre contrepartie que la production d’une œuvre originale et subversive, une sorte d’aristocrate détenteur de privilèges exceptionnels devant lequel notre jugement, dans un état de sidération aveugle, doit s’effacer ».
Ainsi s’exprime Vanessa Springora dans ce récit puissant, celui par lequel elle prend enfin l’homme dont elle a longtemps été la proie à son propre piège, « l’enfermer dans un livre ». Cet ouvrage, paru le 2 janvier et déjà réimprimé pour atteindre un tirage de 65 000 exemplaires en moins d’une semaine (et avant même le passage de l’auteur à Quotidien et à La Grande Librairie cette semaine !), est d’ores et déjà un très grand succès. Son contenu est connu et partout révélé, ici et là sur les réseaux, les blogs et dans les media généralistes. À quoi bon le lire alors ? Les raisons en sont nombreuses !!! Je l’ai tellement surligné qu’à l’heure d’essayer d’expliquer pourquoi, j’ignore par où commencer !
La première d’entre elles tient en ce qui nous lie tous ici : une écriture. Là où les écueils étaient nombreux, allant du scabreux au revanchard, passant par un certain voyeurisme lorsque les protagonistes de l’histoire bénéficient d’une telle notoriété, Vanessa Springora parvient avec une grande sobriété et une subtilité certaine à décortiquer le phénomène d’emprise dans lequel elle a succombé alors qu’elle n’avait que 13 ans, à expliquer pourquoi le syndrome de Stokholm n’a rien d’une rumeur et à dresser le portrait d’un singulier prédateur sexuel qui l’a très longtemps fait se sentir davantage complice que victime, au point de s’évaporer. Elle l’évoque d’ailleurs de manière somptueuse dans son récit. Des propos dépouillés, jamais larmoyants, justes, rapportés au présent, confèrent au récit une force extraordinaire dont il serait dommage de se priver simplement parce qu’on en connaît la teneur globale !
Gabriel Matzneff ©️Jacques Demarthon via Getty images
Les abus qu’a subis Vanessa Springora posent nombre de questions, à commencer par la responsabilité de ses parents. Comment imaginer qu’ils aient pu à ce point tolérer l’impensable ? Car oui, cette relation abusive et toxique entretenue par cette toute jeune fille avec G., écrivain alors de renom tel qu’elle le désigne dans son livre, s’est déroulée avec au moins un consentement, celui de la mère qui a décidé d’ignorer la réalité de la situation. Quant au père de Vanessa, personnage peu reluisant, il aurait pu, à un moment clé, protéger sa fille lorsque celle-ci, hospitalisée, l’a informée de cette relation hautement toxique. Au lieu de l’écouter, il l’a simplement insultée et n’a jamais porté plainte contre G. Un abandon renouvelé, total, à l’origine sans aucun doute de la fascination de Vanessa pour G.
Cette responsabilité est loin d’être la seule à pouvoir être questionnée. Que penser de celle portée par tout le milieu littéraire et intellectuel de l’époque qui, tout à fait conscient des mœurs de l’écrivain, ne l’a pour autant jamais remis en cause, bien au contraire, l’invitant sur les plateaux de télévision dans les émissions littéraires les plus en vue (six fois à Apostrophe), signant une pétition qu’il avait rédigée dans Le Monde en 1977 sollicitant la relaxe de trois hommes accusés d’avoir eu des relations sexuelles avec des mineurs (parmi les signataires : Sartre, de Beauvoir, Aragon, Barthes, Sollers…), le récompensant de différents prix, notamment le Renaudot en 2013, et lui octroyant même des allocations pour auteur âgé sans ressources ! Imaginez ! Rares sont ceux à s’être offusqués du comportement de GM et l’intervention de Denise Bombardier sur le plateau d’Apostrophe en 1990 demeure dans les annales de la télévision.
Et quid de la responsabilité même des éditeurs de Gabriel Matzneff ? La liberté d’expression autorise-t-elle à tout dire et un éditeur à tout publier, comme le récit des relations qu’entretenait cet écrivain avec des adolescents des deux sexes, de Paris à Manille ? Et la sempiternelle question de savoir si on peut séparer l’homme de l’artiste… Bien compliqué quand l’auteur surfe de livre en livre sur ses propres turpitudes. Ici aussi, la justesse des propos de Vanessa Springora est impressionnante :
« La littérature se place au-dessus de tout jugement moral, mais il nous appartient, en tant qu’éditeurs, de rappeler que la sexualité d’un adulte avec une personne n’ayant pas atteint la majorité sexuelle est un acte répréhensible, puni par la loi ».
Comme dans le très réussi dernier livre de Karine Tuil, « Les choses humaines », la notion de consentement est au cœur du débat. La maxime « Qui ne dit mot consent » vole ici aussi en éclat. Comment imaginer qu’une personne en état de vulnérabilité extrême telle qu’un enfant puisse consentir à une telle relation ? Comment ignorer le traumatisme évident et inévitable qu’elle a pu engendrer ? Car oui, à 13 ans, et même à 14 ou 15, les adolescents ne sont pas encore des adultes en pleine capacité de discernement.
« À quatorze ans, on n’est pas censée être attendue par un homme de cinquante ans à la sortie de son collège, on n’est pas supposée vivre à l’hôtel avec lui, ni se retrouver dans son lit, sa verge dans la bouche à l’heure du goûter (…) De cette anormalité, j’ai fait en quelque sorte ma nouvelle identité. À l’inverse, quand personne ne s’étonne de ma situation, j’ai tout de même l’intuition que le monde autour de moi ne tourne pas rond ».
On le voit, c’est aussi le portrait de toute une société auquel l’auteur s’est finalement attachée, dépassant sa propre histoire et faisant de son livre, publié plus de trente ans après les faits, un témoignage nécessaire. Libération des mœurs, « il est interdit d’interdire »… Les temps ont bien changé et c’est aujourd’hui au tour de la parole des victimes de se libérer, dans le sillage du mouvement #metoo initié par l’affaire Weinstein dont, hasard du calendrier, le procès vient de commencer. Prescrits ou pas, les faits méritent hautement d’être formulés et révélés, pour l’auteur elle-même en tant que victime qui s’est battue (et se bat toujours) afin de se construire et vivre avec cette agression, et aussi vis-à-vis de toutes celles et tous ceux qui n’auraient pas encore réussi à les formuler.
Il s’agit, à ma connaissance, du premier témoignage d’une victime d’un écrivain ayant profité de son aura et de sa réputation pour abuser d’un ou/et une adolescente. Un conte… et un ogre. On comprend aisément le malaise du milieu littéraire aujourd’hui, lui aussi inévitable. Une prise de conscience très tardive mais salutaire. Si Gabriel Matzneff a pu en toute impunité parader des années durant et revendiquer haut et fort sa pédophilie – son goût pour les « culs frais » comme il a pu l’écrire – il paie cher aujourd’hui le prix de ses déviances : une enquête pour viol sur mineurs de moins de quinze ans a été ouverte contre lui par le Procureur de Paris le 3 janvier, sans compter son éditeur, Gallimard, qui vient d’annoncer l’arrêt de la commercialisation de son journal, ou encore Le Point auquel il ne contribuera plus.
À propos de l’auteur
Née en 1972, Vanessa Springora est auteur, éditrice et réalisatrice française. Elle est directrice des Éditions Julliard depuis décembre 2019. Le Consentement est son premier livre.