Entretien avec Mélanie Chappuis

©Michel Juvet

 

Adèle, héroïne du dernier roman de Mélanie Chappuis, « La Pythie », entrevoit la mort de ses amants en atteignant l’orgasme avec eux. Une idée pour le moins originale et un roman qui m’a séduite, tout comme son auteur qui revient ici sur les origines de cette histoire surprenante.

Julie Vasa : Comment l’idée de ce livre t’est-elle venue et comment le personnage d’Adèle s’est-il dessiné ?

Mélanie Chappuis : J’avais envie d’un personnage de femme en devenir. D’une héroïne qui aurait à en découdre avec le monde et avec elle-même pour découvrir sa puissance. Cela restait encore assez flou…

Je m’intéressais à cette période au chamanisme, aux transes, et c’est en écoutant une émission avec l’ethno musicienne et chamane mongole Corine Sombrun que mon personnage a commencé à surgir. Dans cet entretien, Corine Sombrun racontait ses « états de conscience modifiés », elle expliquait ce qui l’a menée au premier d’entre eux, en l’occurrence une cérémonie chamanique à laquelle elle assistait en Mongolie. Elle poursuivit en disant que l’orgasme avait aussi déclenché chez elle une transe, durant laquelle elle s’était sentie devenir loup. Elle enchaîna ensuite sur le yoga, la méditation, la marche en forêt, je la laissais poursuivre sans moi, j’avais mon sujet de roman.

Corine Sombrun et Enkhetuya, la chamane qui l’a formée durant des années.

 

J.V. : Pourquoi avoir choisi de parler des Mapuches ? Comment ton intérêt s’est-il porté sur leur sort ?

M.C. : On ne peut pas tout inventer, même dans la fiction. J’ai besoin d’avoir une base de réalité à partir de laquelle créer. J’ai vécu longtemps en Argentine, enfant, et rencontré des mapuches lors d’un voyage en Patagonie. Des années plus tard, au moment de la conception du roman, j’ai rencontré une machi, une chamane de cette communauté aborigène de la Patagonie chilienne et argentine, ici, à Genève. Nous étions un petit groupe et elle nous a longuement parlé de son mode de vie. Ensuite, je me suis beaucoup documentée sur le peuple mapuche et les persécutions qu’il subit aujourd’hui encore.

J.V. : Quel a été le facteur déclencheur de l’écriture de ce roman ? Le don d’Adèle ou la vie des Mapuches ?

M.C. : Le don d’Adèle. Les Mapuches m’ont en quelque sorte permis de lui trouver une explication. Et également de faire d’Adèle une déracinée. L’exil est aussi l’un des grands sujets du roman. Adèle est une genevoise amputée de ses origines. Sa mère refuse de lui transmettre son passé, lui tait des secrets qui l’empêchent d’aller à la rencontre d’elle-même. On ne peut pas se construire sans avoir accès à notre histoire, tant au niveau individuel qu’au niveau de la société. Adèle porte en elle l’histoire du peuple mapuche, notamment celle de l’un de ses héros.

J.V. Tu as vécu toi aussi en Amérique du Sud. Parler du Chili, de l’Argentine, était-il quelque chose que tu portais en toi depuis longtemps ?

M.C. : Oui. Outre l’espagnol, que je parle depuis toujours avec mon frère, c’est ma façon de garder le lien avec ce continent dans lequel j’ai passé les années les plus intenses de mon enfance. 

J’ai déjà parlé de l’Argentine dans un précédent roman, « L’empreinte amoureuse », et j’ai l’intention d’y retourner un jour pour y écrire.

 

J. V. : Déracinée, Adèle met longtemps à comprendre l’origine de son don et la manière de l’apprivoiser. T’es-tu toi aussi sentie déracinée à certains moments de ta vie ?

M.C. : Toujours, en fait… Mais contrairement à Adèle qui possède une terre où s’enraciner, moi je n’en ai pas vraiment. J’ai des bribes de moi au Guatemala, à Lagos, en Argentine, mais je ne suis pas sûre s’il y aurait un sens à revenir dans ces endroits. Je m’y sentirais probablement beaucoup moins à la maison qu’en Suisse. Sauf en Argentine, pays avec lequel les liens ont aussi été tissés, de plus loin, à l’âge adulte. Quand on n’a pas de terre, on s’accroche à ses frères. Et finalement, c’est bien aussi de se sentir à la maison grâce à certains des humains qui nous entourent.

« Quand on n’a pas de terre, on s’accroche à ses frères. Et finalement, c’est bien aussi de se sentir à la maison grâce à certains des humains qui nous entourent ».

J.V. : Tu décris Genève de manière très originale dans ton livre, en dévoilant des aspects qui peuvent nous échapper, en particulier la présence importante de la nature au cœur de la ville. Te sens-tu chez toi, à Genève ?

M.C. : Oui. Je suis d’origine vaudoise, mais Genève est la ville de mes études. La ville que je connais le mieux en Suisse, et celle que j’aime le plus. Elle est petite, mais aussi multiple que pourrait l’être une grande capitale. Elle abrite plusieurs mondes qui cohabitent sans vraiment se croiser, ce qui permet de circuler de l’un à l’autre avec une grande liberté. J’y suis restée jusqu’à mes 28 ans, avant de revenir, par amour, à 35 ans. 

J’ai découvert avec joie une autre Genève, celle du bord du Rhône, que l’on longe depuis bel air et jusqu’en campagne, en traversant la forêt où en s’immergeant dans le fleuve. Le Rhône a des allures d’Amazone, je ressens le besoin d’être en contact avec ce fleuve presque quotidiennement, et il est présent dans mes deux derniers romans, « Un thé avec mes chères fantômes » et « La Pythie ».

 

Le Rhône à Genève.

 

J.V. : Ton livre évoque les contours de la mémoire traumatique et les dégâts que peuvent causer les choses tues et cachées. Est-ce quelque chose que tu as personnellement expérimenté et qui te guide dans l’éducation de tes enfants ?

M.C. : Non. Il y a cette phrase, dans le livre, que j’aime bien parce que je la sens vraie : « Nous portons les secrets qui nous sont tus encore davantage que ceux qui nous sont confiés ». Enfant, j’ai fièrement porté un secret trop lourd pour moi, que l’on avait fini par me livrer, tant, probablement, j’avais insisté. Ce n’était pas très confortable non plus, après, ça reste pesant encore aujourd’hui, mais à partir du moment où on sent que l’on nous cache quelque chose, je crois qu’il est sain de chercher à savoir.

J.V. : Le travail d’écriture peut-il s’apparenter selon toi à un état modifié de la conscience auquel on peut accéder par une transe par exemple ?

M.C. : Oui ! Ce sont des instants de grâce dans l’écriture, ça n’arrive pas toujours, mais parfois, et c’est magique. Quand soudain ce ne n’est plus nous qui guidons notre personnage, mais le contraire, il prend la parole à travers nous et il nous dicte nos meilleurs passages, les plus justes, les plus fluides, ceux que l’on a à peine besoin de retravailler, à la relecture. Quand on va là où on ne s’attendait pas (je dis nous car ça n’arrive pas qu’à moi), que l’on a accès à des parts d’humanité qui nous seraient restées inconnues si on n’avait pas vécu à travers un personnage, dans sa tête, sa peau, quand on perd la notion du temps et que l’on constate qu’on a écrit plusieurs pages, comme sous la dictée.

 

J.V. : As-tu des rituels d’écriture ? Écris-tu tes livres toujours de la même manière, en suivant par exemple un plan précis, en définissant dès le départ la fin de l’ouvrage ?

M.C. : Je suis assez bordélique, dans mon travail aussi. Je prends des notes un peu partout, que je retrouve une fois sur deux, dans le livre que je suis en train de lire, sur mon smartphone, dans mon agenda, dans un cahier ; en revanche, pour écrire vraiment, être dans quelque chose de construit, j’ai besoin de mon ordinateur. Déjà parce que je n’arrive plus à me relire lorsque j’écris à la main, ensuite parce que c’est plus rapide, je peux plus facilement suivre le fil de mes pensées. J’ai en général un point de départ assez précis, une fin plus ou moins trouvée, et entre deux, je me laisse passablement guider. J’aimerais être plus structurée mais je n’y arrive pas. C’est après le premier jet d’un livre que je peux le découper en chapitres, faire un semblant de synopsis, savoir ce qu’il manque, ce qui est de trop, etc… Je suis incapable de faire ce travail avant que le squelette du livre existe déjà. Après je prends beaucoup de temps à remanier le tout…

Pour « La Pythie », j’ai atteint une dizaine de versions. J’ai abandonné des chapitres, avant de les reprendre. J’ai totalement réécrit les cinquante premières pages…. Dans mon livre précédent, « Ô vous, sœurs humaines », c’était différent, car il s’agissait de micro nouvelles, on n’a pas besoin de décrire de paysages, de tenir le fil d’une histoire plus longtemps qu’une ou deux pages, je n’étais que dans l’instantané, dans les émotions, pas dans la description ; j’aime bien alterner ces deux types d’écritures.

J.V. : Peux-tu écrire n’importe quand, n’importe où ?

M.C. : Quand je suis déjà lancée dans une histoire, oui. Mais je suis lente au démarrage… Au début, j’ai besoin de ma routine : mon bureau, mon thé, que j’oublie de boire, quelques heures de paix devant moi…

J.V. : Pour ceux qui ont eu la chance de t’entendre lire des passages de tes livres, on comprend que leur musicalité est sans doute importante pour toi. Est-ce le cas ?

M.C. : Je relis tout ce que j’écris à voix haute, j’aime le battement des mots, le rythme des phrases. L’idéal est que ça sonne, ça résonne, même en lecture silencieuse.

J.V. : Lecture, écriture et musique sont-ils nécessairement des arts liés à tes yeux ?

M.C. : Tout écrivain a commencé par lire. Les deux sont indissociables. On passe constamment de l’écriture à la lecture, et vice et versa, lorsque l’on est auteur. Quant à la musique, elle est déjà contenue dans les mots, et elle peut être amplifiée par les instruments. Le violoncelle se marie très bien avec la lecture, par exemple. J’aime aussi mêler ces arts pour être moins seule. Je recherche la compagnie des autres artistes, dans ma vie privée comme dans ma vie professionnelle. Quand on est deux ou trois à monter sur scène pour mêler musique et littérature, on divise le trac et on augmente le plaisir. La communion, sur scène, a plus facilement lieu dans la salle. 

Quand les arts se croisent délicieusement pour quelques privilégiés …
J’ai eu la chance d’assister fin 2018 à des présentations de « La Pythie » par Mélanie Chappuis, d’abord chez Payot, vernissage au cours duquel Alizé Oswald et Xavier Michel – le talentueux groupe suisse Aliose – a interprété « My tired feet », puis une superbe lecture musicale au Café Slatkine : Mélanie Chappuis a lu quelques extraits de son livre accompagnée de Guillaume Pi pour un aperçu de son spectacle Exils (qu’elle joue habituellement avec Jérémie Kisling), lequel nous a également donné à entendre, avec Doris Sergy, de magnifiques chants séfarades. Aliose aussi était là. 

J.V. : « My tired feet » de Alela Diane, magnifiquement interprété par Aliose, t’a accompagné durant l’écriture de ton roman. As-tu pour chacun de tes livres des playlists d’écriture ?

M.C. : Oui, toujours. La playlist de « La Pythie » est la plus hétéroclite. J’ai écouté des tambours et chants mapuches, de la flute de pan, des sons binauraux, du tango, Alela Diane, et Camille. 

J.V. : Qui sont tes premiers lecteurs ?

M.C. : Ma mère pour être caressée dans le sens du poil, mon mari pour être flagellée, mes amis écrivains Marie-Christine Horn et François Darracq pour rétablir l’équilibre… (je caricature… un peu…). 

Philippe Chappuis, époux de Mélanie – alias Zep – dédicacant l’un de ses livres à mon fils – Salon du Livre de Genève, avril 2016.

 

J.V. : Quelle lectrice es-tu, Mélanie ?

M.C. : Une lectrice reconnaissante. Heureuse de toutes ces vies qui me sont proposées, de tous ces mots que d’autres ont réussi à mettre sur le pire ou le meilleur. 

J.V. : Quels sont tes derniers coups de cœur littéraires et musicaux ?

M.C. : Je viens de découvrir Wagner grâce à une amie journaliste, Corine Portier, qui a fait un sujet sur le Ring, au grand théâtre de Genève. Sans elle, j’aurais continué à associer Wagner à Hitler, ou presque. En littérature, je lis actuellement « Folmagories » de Dunia Miralles, dont j’avais adoré le roman « Swiss trash ». Je la retrouve dans des thèmes plus fantastiques mais elle continue d’être très réaliste dans sa description des tourments humains, ça me plaît beaucoup. 

J.V. : Quels sont tes souhaits pour cette nouvelle année ?

M.C. : De sortir davantage de mon bureau pour reprendre des activités plus journalistiques. De laisser reposer un peu l’écriture pour être plus souvent sur scène. De voir « La Pythie » traduite en espagnol, et m’en servir comme prétexte pour retourner en Argentine. Par exemple… 

J.V. : Quels sont tes projets d’écriture et artistiques plus généralement ?

M.C. : J’écris actuellement une pièce de théâtre. Et je noircis mon agenda de dates pour une lecture concert que nous venons de créer avec le chanteur compositeur Jérémie Kisling, « ExilS ». À travers une quinzaine de personnages, nous explorons différents types de déracinements, en textes (de moi) et en chansons (de Jérémie) qui se mêlent et se répondent. Il se fait aussi lecteur, et moi, je m’essaye un peu au chant. Avec une toute petite voix et beaucoup d’émotion. ■

©️Nicolas Righetti

 

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