Entretien avec Charlotte Gainsbourg

Habituellement réservée et soucieuse de préserver sa vie privée, Charlotte Gainsbourg a pourtant écrit un premier album intime et personnel et s’est livrée sans fard dans les colonnes de l’édition suisse de Paris Match paru en décembre 2018. Voici l’intégralité de l’entretien qu’elle m’avait alors accordé il y a un an, évoquant notamment « Mon chien Stupide » .

Julie Vasa : Vous avez débuté votre tournée à Genève lors du Festival Voix de Fête en février 2018, vous revenez le 4 décembre prochain… Ressentez-vous un attachement particulier à la Suisse ?

Charlotte Gainsbourg : C’est vrai que j’aime beaucoup la Suisse ! Je suis sentimentale et conserve un excellent souvenir de l’année que j’y ai passée lorsque j’étais en pension à Beau Soleil à Villars-sur-Ollon. Pour moi, la Suisse, ce sera toujours ça : le ski et cette superbe année passée avant de tourner L’Effrontée. J’avais eu envie d’aller en pension et je conserve un souvenir très joyeux de mes 13 ans. En ce qui concerne la musique, j’ai également connu de très belles expériences en Suisse, notamment à Montreux. C’était toujours des moments à part.

J.V. : Vous avez été sacrée artiste féminine de l’année aux Victoires de la musique. Cette nouvelle récompense, après toutes celles reçues pour vos rôles au cinéma, revêt-elle une saveur particulière ?​

C.G. : Elle m’a beaucoup touchée et flattée aussi, dans un sens je l’espère très positif. Je ne m’attendais pas à gagner et cela a rendu la Victoire encore plus belle. C’était un très très beau moment dont j’ai bien profité. Mais ce type de distinction demeure très abstrait, comme les Césars… Cannes est un peu à part : il y a un jury et des délibérations. Sacrer quelqu’un « Artiste de l’année » ou « Album de l’année », c’est tout de même un peu étrange, même si cela fait extrêmement plaisir ! Quand on gagne, on est très heureux et quand on perd, on oublie très vite !​

J.V. : Quoi qu’il en soit, le succès populaire de votre album Rest est incontestable et la reconnaissance est totalement légitime.

C.G. : C’est vrai que la vie de l’album, les commentaires que je reçois à son propos, les réactions, sont tellement positifs et enthousiastes ! J’en suis infiniment touchée. Comme c’est la première fois que j’écrivais moi-même les textes, je me suis bien sûr sentie beaucoup plus vulnérable, même si j’étais très fière de l’album. 

J.V. : Appréhendiez-vous sa sortie ?

C.G. : Non, je ne l’ai pas redoutée : ce n’est pas comme si j’avais écrit quelque chose de très personnel et que je n’avais pas réalisé que ça allait être public. Une chose un peu surprenante : j’avais à la fois très envie que l’album sorte et, dans le même temps, je souhaitais le garder pour moi ! Alors, susciter des réactions aussi positives m’a énormément portée et me porte d’ailleurs toujours pendant cette période de concerts.

J.V. : Avez-vous eu conscience de réaliser un album finalement assez universel, qui parle à tous, alors même que vous abordez des thèmes de manière très personnelle ?​

C.G. : Non, pas du tout. C’est étonnant d’ailleurs. Comme je n’avais jamais écrit avant Rest, mon seul moteur était d’être sincère. Il y avait évidemment un grand plaisir artistique mais aussi quelque chose relevant davantage d’un jardin secret. Je ne faisais lire mes textes qu’à très peu de personnes. Parmi elles, Sebastian (ndlr : producteur de l’album). J’avais besoin de son assentiment.

Passer de quatre années de huis clos, où l’album était tenu secret, à sa sortie, avoir à le défendre, en parler, pas seulement avec les mots que j’avais choisis dans mes textes, devoir m’expliquer… Tout cela, a été un peu déstabilisant. Mais lorsque j’ai réalisé que les gens étaient sincèrement touchés par ce que je racontais et par la musique aussi, cela a rendu le tout très légitime en réalité et absolument pas impudique. De toutes façons, je fais un métier qui est impudique, que ce soit dans le registre du cinéma ou celui de la musique. Je l’assume complètement. Je sais que j’ai une nature timide qui ne demande que ça : c’est dans ce registre que je m’amuse même si je dois me forcer. Il existe une sorte de violence face à la timidité.

J.V.: Vous évoquez, dans cet album, pour la première fois et de manière très intime, la perte de vos proches, vos peurs, votre douleur, sans filtre : son écriture a-t-elle été difficile ?

C.G. : J’ai en effet trouvé très difficiles les étapes qui m’ont conduite concrètement à assumer le fait d’écrire. Cela m’a pris pas mal d’années… En fait, j’ai essayé d’écrire pour chacun de mes albums. Avec Air, il en a été question, cela paraissait d’ailleurs assez logique. Mais heureusement, nous avons trouvé Jarvis Cocker car finalement, je ne m’en sentais pas capable.

Quand j’ai travaillé avec Beck, pareil. Il essayait de m’inciter à écrire et me disait que je faisais tout un plat de l’écriture, que les choses étaient beaucoup plus simples que je ne l’imaginais. Écrire un roman, c’est autre chose, mais Beck estimait que j’étais tout à fait capable d’écrire une chanson. Je n’y suis cependant pas parvenue à ce moment-là.

En revanche, j’ai par la suite travaillé avec Connan Mockasin et nous avons fait une tournée ensemble. Lui aussi m’a incitée à sauter le pas, à passer à l’écriture et à la composition, tout comme Étienne Daho. Mais c’est grâce à Connan que je m’y suis vraiment mise. Il a pris le temps de s’isoler avec moi. Nous sommes partis ensemble durant cinq jours : il composait des musiques et je devais écrire des textes que je pouvais chanter sur elles. Il essayait de me rassurer en me disant qu’il ne parlait pas français et que je pouvais écrire n’importe quoi ! Il s’en fichait complètement. Tout pour dédramatiser et que j’arrive enfin à me décoincer. Tout cela a été en réalité très pénible. Ces étapes ont été difficiles jusqu’à ce que je comprenne que je préférais des textes imparfaits, avec mes erreurs, mais de ma patte à moi, plutôt qu’un texte super bien écrit, léché, rythmé mais qui, au final, n’allait pas me ressembler forcément. Au bout d’un moment, j’ai enfin admis que je tenais absolument à signer moi-même mon album. Il m’aura fallu beaucoup de temps.

J.V. : Il vous ressemble, c’est certain ! Pour de nombreux artistes, écrire, même en s’inspirant de leur vécu, n’est pas pour autant une thérapie. En ce qui vous concerne, l’écriture de Rest vous a-t-elle fait du bien même si elle a été éprouvante ?​

C.G. : Cela m’a fait beaucoup de bien sans être nécessairement une thérapie. Comme l’album parle de deuil, de la perte de quelqu’un de très cher, on m’a souvent demandé si cela m’avait soulagée d’en parler. Pas du tout en réalité : ça ne se passe pas dans ces termes-là. J’ai adoré écrire, j’ai ressenti un plaisir évident mais ça ne m’a pas pour autant apaisée au regard de la perte que j’ai éprouvée. C’est autre chose. Pouvoir s’exprimer sans censure, même s’il y avait de la douleur, est un moment que j’ai trouvé très privilégié. En plus, cela correspondait à mon départ et au fait que je me suis installée à New York. Tout était nouveau. J’étais très isolée, justement avec la musique dans la tête, à essayer d’écrire le soir. Je garde vraiment cette période en mémoire et je l’ai adorée.

J.V. : Et avez-vous envie de la renouveler ?

C.G. : Oui ! J’ai très envie de réessayer. Mais j’ai besoin de collaborer avec quelqu’un. Je n’aime pas l’idée d’être toute seule dans mon salon et de pondre un album. Je ne m’en sens pas capable et ce n’est pas quelque chose qui me plaît. J’éprouve le besoin d’admirer quelqu’un et la collaboration m’apparaît comme l’essence d’un projet. J’attends donc de pouvoir collaborer avec la bonne personne. J’ai adoré travailler avec Sébastian ; je pourrais travailler à nouveau avec lui s’il en avait envie mais tout cela prend du temps.

J.V. : Justement, comment parvenez-vous à trouver votre équilibre entre les tournages, les concerts, les enfants, votre conjoint ?​

C.G. : Je ne suis pas quelqu’un de très productif. Ce n’est pas comme si je passais mon temps à écrire plein de textes et à gamberger. Là, je viens juste de terminer un film. Je n’ai été que sur le film car je ne sais pas faire deux choses en même temps. Et maintenant, je retourne à ma vie avec mes enfants, l’école et ce genre de préoccupations. Je fais chaque chose lentement. Cela me plaît de prendre mon temps de cette façon.

J.V. : Pour en revenir à vos collaborations musicales, Paul McCarney vous a écrit une chanson. Quel souvenir conservez-vous de cette expérience partagée avec lui ?

C.G. : C’était vraiment magique ! Je me suis sentie tellement chanceuse ! D’abord qu’il accepte de me rencontrer. J’ignore ce qu’il sait réellement de moi mais en tous cas, j’ai lancé une demande qui est passée par nos agents. Et il m’a répondu ! D’un seul coup, j’avais rendez-vous dans un restaurant à Londres ! J’ai donc pris l’Eurostar pour aller le voir. Mais cela remonte à un bon bout de temps ! J’étais enceinte jusqu’aux dents, il y donc exactement sept ans et demi. Cette rencontre a été très chaleureuse, très humaine. On a parlé de bébés évidemment et nos échanges n’ont rien eu de professionnel. Je ne l’ai pas assailli en lui demandant de travailler avec moi ! Mais à la fin du déjeuner – je me sentais un peu bête d’avoir attendu le dernier moment – je lui ai proposé, si un jour il en éprouvait l’envie, de m’écrire une chanson que je pourrais chanter. Et il l’a fait !

Mais ne vous méprenez pas : ce n’est pas du tout comme si on avait échangé nos numéros de téléphone et que nous étions devenus amis ! Il est reparti de son côté et quelques jours plus tard, j’ai reçu par email un projet de chanson avec des paroles et des mots qu’il chantait lui-même ! J’étais hallucinée de trouver ça dans ma boîte. Mais j’ai rencontré une difficulté : je n’étais pas prête pour lancer un projet ! J’ai donc gardé sa chanson durant des années jusqu’à ce que je rencontre Sebastian et que l’on commence à vraiment travailler à un album ensemble. Il fallait que la chanson de Paul McCarney trouve sa place dans notre propre projet. Ça sonnait beaucoup comme du McCarney ! Et je ne voulais pas de featuring ni de « name dropping ». Sebastian l’a donc un peu déconstruite. On l’a ensuite renvoyée à Paul McCarney pour savoir si ça lui plaisait toujours.​

J.V. : Et le résultat lui a-t-il plu ?

C.G. : Beaucoup ! Il est même venu à New York et a enregistré avec nous à Electric Lady qui est un studio franchement mythique : une superbe expérience.

J.V. : Pour en terminer sur l’écriture, vous dîtes dans la chanson « Lying with you », « Laisse-moi donc imaginer / Que j’étais seule à t’aimer » : le fait d’écrire sur un mode très personnel a-t-il été une manière de vous réapproprier votre histoire, partagée avec le public très attaché à votre famille ?

C.G. : Complètement. J’en ai très fortement éprouvé le besoin, en particulier après la mort de ma sœur, qui elle aussi a été publique. Elle était photographe, célèbre, il y avait ma mère évidemment… Toute l’histoire de notre famille se trouvait ainsi exposée aux yeux du public et on se sentait vraiment mal. Vous savez, ce n’est pas un moment où l’on a envie d’être vu. Des moments comme ceux-là, on a au contraire besoin d’être seuls, en tous cas en famille.

Cela m’a rappelé effectivement la mort de mon père qui avait été tellement choquante parce que j’étais jeune, j’avais 19 ans, et parce que sa mort appartenait à tout le monde. Lui-même appartenait à tout le monde. Je me suis trouvée confrontée à des discussions qui me paraissaient totalement surréalistes, des personnes qui me parlaient de lui comme si je ne le connaissais pas, qui souhaitaient témoigner… En même temps, je reconnais qu’elles étaient très bienveillantes et c’était très touchant parce que ces gens voulaient me confier leur peine et me faire comprendre que mon père était quelqu’un qui comptait dans leur vie. Mais c’était comme s’ils ne comprenaient pas que je venais de perdre mon père !

 

Donc, effectivement, de me mettre à l’écriture par rapport à cette situation a été une manière de prendre du recul et de réinvestir mon histoire. D’ailleurs, ce texte-là datait de plus longtemps que la mort de ma sœur. Je l’avais déjà écrit ça car c’est quelque chose qui m’a toujours troublée. Mon père, je voulais le garder à moi. J’ai toujours eu besoin d’avoir un rapport privilégié avec lui. J’en avais un mais quand il est mort, c’est vrai que c’était très compliqué de garder cette part intime, secrète. Aussi, quant au texte de ma chanson, je voulais qu’il soit à la fois brutal et dur – voir la mort en face – et en même temps, je souhaitais parler de ce double jeu presque : je me dois d’être polie, souriante, par rapport aux gens qui me parlent de lui et pourtant, parfois, je n’ai qu’une envie, ne pas répondre. Être silencieuse.

J.V. : Un équilibre sans aucun doute très compliqué à atteindre.

C.G. : Oui, mais je lui dois aussi. Lui a toujours été tellement heureux de son rapport aux gens et tellement reconnaissant. 

Son succès a en effet été tardif, il avait déjà plus de la quarantaine, peut-être même cinquante ans quand il a connu une vraie réussite personnelle. Cela explique qu’il n’a jamais été blasé. Je me souviens : parfois, je faisais la tête lorsque quelqu’un me reconnaissait ou me demandait un autographe ! J’étais adolescente et cela ne m’amusait pas du tout. Mais il m’a toujours dit « Fais gaffe : si un jour les gens ne te reconnaissent plus, tu verras comme tu vas souffrir ! ». Il visait toujours à ne pas se lasser et comprendre ce que les gens lui donnaient.

J.V. : Cela fait maintenant quelques mois que vous présentez votre album sur scène. Lors de votre premier concert à Genève, vous sembliez particulièrement émue sur scène, à fleur de peau. Comment vivez-vous cette période ?

C.G. : Pour la première fois, j’éprouve un vrai plaisir. Je remonte sur scène dans quelques jours. J’ai à la fois le trac mais suis aussi très excitée d’enquiller à nouveau et de me trouver face aux gens. Jusqu’à présent, j’avais toujours trouvé cela terrifiant parce que je n’étais que dans l’angoisse et redoutais de ne pas être à la hauteur, de ne pas être la personne que j’aurais voulu être. Pas assez chanteuse, pas assez musicienne… Aujourd’hui, cela m’est égal ! Bien sûr, je veux que le concert soit le mieux possible mais je ne vais pas faire semblant d’être une grande chanteuse. J’ai ma personnalité à moi et c’est tout. En étant un petit peu en paix avec celle que je suis, cela rend le plaisir beaucoup plus intense évidemment parce que j’ai moins de préoccupations.

J.V. : Vous avez joué le rôle d’une mère très particulière, vivant par procuration celle de Romain Gary, dans « La promesse de l’aube ». Et vous, quelle mère êtes-vous, Charlotte ?

C. G. : Alors là, je suis incapable de répondre à cette question ! Je n’en sais strictement rien !!! Je fais plein de bêtises, j’ai une multitude de défauts et c’est ce qui me constitue. J’ai longtemps vu un psy qui m’a dit que les défauts faisaient qui l’on était et qu’évidemment, on faisait des erreurs.

J.V. : Vos enfants, qui apparaissent dans plusieurs des clips associés à « Rest » que vous avez d’ailleurs réalisés (encore une première), semblent très heureux de participer !

C. G. : Je l’espère ! Pour moi, c’était un grand bonheur de pouvoir partager cela avec eux.

 

J. V. : Sur le même registre, vous avez évoqué la fin d’un tournage. Faisiez-vous bien référence au film qu’Yvan Attal vient de réaliser, une adaptation du livre « Mon chien Stupide » de John Fante ?

C. G. : Oui, tout à fait. Nous venons de terminer le tournage.

J. V. : Qu’est-ce qui vous a décidés à tourner à nouveau ensemble, quinze ans après « Ma femme est une actrice » et « Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants » ?

C. G. : En fait, on en a toujours eu très envie mais on ne trouvait pas de projet qui nous corresponde réellement. Yvan avait quelques idées mais je ne me sentais pas réellement concernée. Là, en revanche, il a trouvé un sujet qui nous allait comme un gant. Il existe un vrai parallèle entre le livre de John Fante et nos vies à nous. Quel plaisir infini de se retrouver vraiment en famille, y compris avec notre fils, Ben, qui a tourné avec nous !◾️

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