Entretien avec Caroline Laurent

« Et soudain, la liberté », véritable pépite littéraire qui m’avait totalement emportée, tout comme l’une de ses auteurs, Caroline Laurent, dont j’avais eu le bonheur de faire la connaissance lors de la soirée annuelle des 68 premières fois il y a un an. Caroline est aujourd’hui directrice littéraire pour les littératures française et francophone chez Stock et vient de lancer une toute nouvelle collection, Arpège. Confidences de cette surdouée de la littérature, sur un divan !

Julie Vasa : On dit souvent que l’on arrive à l’édition juridique un peu par hasard, les études juridiques n’y destinant pas particulièrement (c’est l’ancienne éditrice juridique qui pose la question ;-). Est-ce la même chose pour l’édition littéraire ?

Caroline Laurent : Je crois que « hasard » est le nom que l’on donne aux rencontres importantes de notre vie. C’est par les rencontres que je suis venue à l’édition. J’étais alors étudiante et voulais travailler sur Lautréamont. Mon directeur de mémoire, brillant spécialiste de la poésie du XIXe siècle, avait la bonne idée de diriger en parallèle le Master d’édition de la Sorbonne. Découvrant que les études de lettres pouvaient mener à autre chose que l’enseignement, j’ai voulu essayer… Mon premier stage aux éditions Lattès (une bulle étincelante, un rêve) a été déterminant.

J.V. : Comment as-tu pensé à embrasser la profession d’éditeur ?

C.L. : J’ai connu des éditrices qui rêvaient d’entrer dans la profession depuis le collège ! Ce n’est pas du tout mon cas, comme je l’expliquais. J’ai longtemps ignoré qu’éditeur était un métier. J’ai passé mon bac dans un lycée du Sud-Ouest, puis j’ai fait ma prépa à Paris ; j’ai vécu une folle année Erasmus en Italie avant d’entrer à la Sorbonne. Je vivais au présent, je lisais beaucoup. Pour être tout à fait franche, je n’ai pas beaucoup pensé à ce que j’allais faire. Mais je suis de nature enthousiaste (dit-on) et j’ai vite compris que ce métier me plairait.

J.V. : Tu étais éditrice aux Escales et es devenue co-auteur du livre « Et soudain, la liberté » avec Évelyne Pisier. Pour quelle raison as-tu décidé de sauter le pas ?

C.L. : Parce qu’une promesse est une promesse, et parce que ce livre était la plus belle de toutes.

J.V. Peux-tu nous parler de ta rencontre avec Évelyne Pisier et du moment où tu as réalisé ce qu’elle allait changer dans ta vie ?

C.L. : J’ai d’abord rencontré Évelyne à travers ses mots, en lisant la première mouture de son manuscrit. J’y ai découvert une femme au destin rare, ô combien romanesque, éclairé par celui d’une mère qui était un modèle d’émancipation. Mais à la rencontre littéraire s’est ajoutée la rencontre réelle, bouleversante. Évelyne était d’une intelligence inouïe, nourrie par une vraie sensibilité. Je ne crois pas aux intelligences froides, calculatrices. Elles s’assèchent elles-mêmes et ne rencontrent jamais la poésie. Évelyne était en soi un élan poétique. Elle avait une vitalité étonnante. Elle ne craignait rien ni personne, se moquait du regard des autres, savait l’importance de l’amour et de l’amitié. J’ai senti dès la première minute que l’air autour de moi changeait, s’allégeait. Au cinéma, on appelle ça un coup de foudre… Entre elle et moi, il n’y a jamais eu de fausse politesse ou de vernis social. Nous avons tout de suite été au cœur brûlant des choses.

J.V. : Quel effet cela fait-il de passer de « l’autre côté du miroir » ?

C.L. : L’angoisse ! Lorsqu’Alice, dans son Pays des Merveilles, bascule de l’autre côté du miroir, le chamboulement est cocasse, quoiqu’intense. Je suis une Alice de seconde catégorie. Lorsqu’on m’a apporté le livre imprimé pour la première fois, je n’ai pas pu le toucher ni l’ouvrir. D’abord parce qu’Évelyne n’était plus là ; ensuite parce que je ne pouvais pas me dire que j’étais auteure. J’avais honte, je crois. (Il est douillet ton divan, Julie !)

« Je tiens absolument à préserver ce qui me guide depuis toujours dans ce métier : l’instinct ».

J.V. : Compte tenu de ton expérience, as-tu eu besoin de travailler avec un éditeur pour la publication de ton ouvrage ?

C.L. : Mon expérience d’éditrice ne me sert à RIEN lorsque j’écris. C’en est presque affligeant. L’éditrice sûre de ses goûts, capable de guider, de trancher, de porter les livres des autres laisse la place à une débutante craintive et perpétuellement insatisfaite dès lors qu’il s’agit d’écrire.

Olivier Duhamel

J’ai donc eu besoin de m’entourer pour aller au bout de cette aventure, absolument ! Mon éditeur de l’ombre, l’homme de ma vie, a été très important pendant l’accouchement de la première version. Il y a eu ensuite l’accompagnement précis et attentif d’une éditrice externe, Valérie Kubiak, à qui j’ai demandé d’être « impitoyable » et qui, fort heureusement, l’a été. Et bien sûr les lectures précieuses de Vincent Barbare et Benjamin Loo des Escales, sans oublier Olivier Duhamel, le mari d’Évelyne. 

J.V. : Cette relation a-t-elle influé sur ta manière d’exercer ton métier d’éditrice, en particulier dans ce qui te lie aux auteurs que tu choisis de publier ?

C.L. : Non. En tant qu’éditrice, je reste la même. La seule chose que je comprends mieux, c’est l’attente des auteurs, leurs angoisses, leurs déceptions éventuellement car le milieu est rude, et l’époque agitée.

J.V. : Exerces-tu différemment ton métier d’éditrice depuis que tu es chez Stock ? Qu’est-ce qui a changé ?

C.L. : Ce sont les équipes et les modes de fonctionnement qui changent, pas le rapport au texte. J’espère m’améliorer un peu au fil du temps, affiner mon regard, mais je tiens absolument à préserver ce qui me guide depuis toujours dans ce métier : l’instinct. C’est l’instinct qui me donne ensuite l’énergie suffisante pour travailler un texte avec son auteur, le défendre, le soutenir, lui offrir le meilleur, quitte à me battre comme une lionne pour l’imposer et le faire découvrir !

J.V. : Que représente pour toi le lancement d’une nouvelle collection – Arpège – au sein d’une si belle maison que sont les Éditions Stock ?

C.L. : Un vertige ? Un envol ? Une grande fête au champagne blanc de blanc ? Comment répondre à cette question… Beaucoup de choses se mêlent en moi. L’envie de toucher les gens, d’être au plus près des libraires, de défoncer les murs qui obstruent l’horizon, d’être créative, d’être audacieuse, de faire émerger des voix, de surprendre, de secouer, de créer des liens et des passerelles, d’assumer mes obsessions. La prise de risque m’intéresse. Je me sens vivante au bord des crêtes. (Vraiment très douillet, ce divan.)

J.V. : Comment le nom de la collection a-t-il été trouvé et que représente-t-il à tes yeux ?

C.L. : Moi qui ai fait beaucoup de danse, je vis entourée de musique… et me suis réveillée avec le mot « arpège » un matin ! D’une certaine manière, musique et littérature sont deux arts jumeaux. Qu’il s’agisse d’une œuvre littéraire ou d’une symphonie, il faut commencer par l’écrire, puis la lire, l’interpréter et la jouer pour lui donner vie. Dans ces deux disciplines, la raison et la sensibilité se mêlent parfaitement. Quant à l’arpège, cette succession de notes différentes qui forment un accord, c’est la diversité (les notes différentes) dans l’unité (l’accord final). L’esprit même de la collection : proposer des œuvres de genres éclectiques, mais toujours romanesques. 

« Qu’il s’agisse d’une œuvre littéraire ou d’une symphonie, il faut commencer par l’écrire, puis la lire, l’interpréter et la jouer pour lui donner vie ».

J.V. : Peux-tu nous éclairer sur cette nouvelle collection ? Quels sont tes objectifs en termes de types d’ouvrages publiés, d’auteurs, de rythme de publication… ?

C.L. : Il y aura chaque année une petite dizaine d’ouvrages publiés. Toujours des romans de langue française (cela inclut les pays francophones).

Agathe.the.book

 

J’ai envie de partager mes coups de cœur et mes élans. Les nouvelles voix seront à l’honneur avec les livres de Caroline Caugant, Théodore Bourdeau ou Agathe Ruga, mieux connue sur la toile sous le nom d’Agathe.the.book ! Le premier roman d’Alain-Fabien Delon, qui m’a beaucoup touchée, fera parler de lui. Je suis très fière aussi de publier le roman noir de Zoé Shepard (Absolument dé-bor-dée !, paru il y a quelques années chez Albin Michel, m’avait fait rire aux larmes). Enfin, une auteure suisse qui vit en Belgique, Vinciane Moeschler, sera au programme de mai. Et bien sûr, de fortes émotions à la rentrée littéraire 2019… 

J.V. : Quels sont tes trois derniers coups de cœur littéraires ?

C.L. : Je ne parle pas des auteurs « maison » par déontologie… Le Lambeau de Philippe Lançon. La robe banche de Nathalie Léger. La Mala Hora de Garcia Marquez, que je n’avais pas encore lu. En ce moment, je lis aussi Peter Stamm : La douce indifférence du monde.

J.V. : Quels sont les livres que tu as offerts à Noël ?

C.L. : Italo Calvino, Leçons américaines, Frère d’âme de David Diop et Les Enfants de ma mère de Jérôme Chantreau.

J.V. : La publication de « Et soudain, la liberté » et son succès auprès du public t’ont-ils donné envie de renouveler l’expérience d’écriture ?

C.L. : J’y travaille d’arrache-pied, je sue sang et eau, je me maudis chaque jour, chaque nuit, je pédale, je rétro-pédale, je fonce à l’aveugle, j’espère, je doute, je meurs, mais j’y travaille.

J.V. : Pourrais-tu nous en dire plus sur ce projet de livre ?

C.L. : Heuuu… Arghhh… Grrrr… Aaaah… Voilà. Un principe (moi qui les déteste) : s’assurer que le livre existe avant d’en parler. ■

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