Entretien avec Bernard-Henri Lévy

©Jean-Christophe Marmara – Figarophoto

 

Montée de l’intolérance, du fanatisme, des populismes partout au sein d’une Europe qui se défait sous nos yeux… Tel est le constat d’urgence qui conduit le philosophe et écrivain français, Bernard-Henri Lévy, à tenter d’inverser la tendance en reprenant la plume et en se produisant sur scène. Rencontre pour le ELLE Suisse.

Julie Vasa :  « Looking for Europe », la pièce que vous vous apprêtez à jouer partout en Europe avant les élections européennes de mai 2019, est-elle la même qu’« Hôtel Europe » que vous avez écrite (Grasset) et qui a été interprétée par Jacques Weber en 2014 ?

Bernard-Henri Lévy : Non, c’est une pièce tellement différente que je la considère comme nouvelle.

J.V. : Comment l’idée de cette nouvelle pièce vous est-elle venue ?

BHL : C’est l’urgence. Cette montée de l’intolérance, du fanatisme, des populismes partout, cette Europe qui se défait… Je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose. Je me suis occupé de tant de causes dans ma vie, j’ai couru le monde…. Aujourd’hui, c’est chez moi que tout s’écroule : ma maison, l’Europe, mon pays, ma patrie. Je suis définitivement un patriote européen.

J.V. : Pourquoi avoir choisi le théâtre comme forme d’expression ?

BHL : Parce que c’est le genre politique par excellence. C’est ce que disait Sartre et il avait raison.

 

« Marre que le peuple soit le seul souverain dont la souveraineté soit illimitée. Tous les souverains ont une souveraineté limitée, le peuple aussi. »

 

J.V. Comment vous êtes-vous décidé à interpréter vous-même le rôle que vous avez imaginé ?

BHL : Parce que ça me plaît bien. Ce texte est extrêmement personnel et se présente sous la forme d’un monologue intérieur. J’y parle à la première personne et tout se mélange : l’actualité, le futur, ma vie personnelle, mon autobiographie. J’ai très vite réalisé qu’il m’appartenait de l’interpréter.

J. V. : Appréciez-vous cette expérience ?

BHL : Oui, tout à fait. J’ai déjà joué la pièce deux fois, à Londres et à New York et ça m’a plu.

J.V. : Vous vous apprêtez à une tournée d’envergure. Dans quel état d’esprit êtes-vous et laissez-vous place à un peu d’improvisation ?

BHL : Je vais jouer cette pièce vingt fois et rien n’est improvisé. En revanche, je réécris. Ainsi, à Genève et à Lausanne, il sera question de Blocher, de Ziegler, d’Albert Cohen, de Nabokov. Il sera également question des votations et de la différence avec le référendum d’initiative citoyenne proposé par les gilets jaunes, du débat sur l’entrée de la Suisse en Europe ou non tel qu’il a eu lieu dans les années 90’, pourquoi les francophones étaient pour et pourquoi les germanophones étaient contre, pourquoi la Suisse romande a perdu… J’évoquerai également Denis de Rougemont. Et aussi la Suisse comme terre d’exilés…

J.V. : Vous vous attelez à un travail colossal pour adapter ainsi votre pièce aux lieux où vous la jouerez…

BHL : C’est un travail énorme mais c’est ainsi. J’ai décidé d’y consacrer cette année. Par exemple, en ce qui concerne la Suisse, je suis favorable à son entrée dans l’Union douanière, commerciale. La Suisse est tellement européenne, la mémoire européenne y est tellement sédimentée que si un pays a bien sa place au sein de l’Europe, c’est la Suisse. La pièce milite pour cela.

J.V. : Comment votre pièce a-t-elle été perçue à Londres, à l’heure du Brexit, ou à New York en novembre dernier au moment des midterms ?

BHL : Bien, je crois. Mais ce n’est pas l’essentiel. Ce qui est important me semble-t-il, par exemple pour l’Angleterre, c’est que la pièce a peut-être eu un tout petit effet : elle a peut-être contribué à la relance du débat. C’est ça le problème : les européens sont découragés ; il faut qu’ils retrouvent confiance et fierté dans leurs propres valeurs.

J.V. : Quels sont les messages qui vous tiennent à cœur dans cette pièce ?

BHL : Marre des attaques contre les élites, marre des journalistes qui disent « si on se fait taper, c’est notre faute », marre des politiques qui acceptent le discours trop facile en disant « on a failli, on a failli, on a failli… », marre que le peuple soit le seul souverain dont la souveraineté soit illimitée. Tous les souverains ont une souveraineté limitée, le peuple aussi. Marre de tout cela et j’ai envie de le dire. Il y a urgence.

 

J.V. : Vous situez l’action de votre pièce à Sarajevo. Quelles en sont les raisons ?

BHL : Parce que l’Europe est née à Genève et elle est peut-être morte à Sarajevo. Plus exactement, elle a commencé de naître à Genève et elle a commencé de mourir à Sarajevo. La façon dont l’Europe s’est conduite avec la Bosnie pendant la guerre de Sarajevo, son siège – une histoire que je connais bien pour m’y être rendu à de nombreuses reprises – demeure une blessure, un traumatisme dont l’Europe ne se remet pas.

 

 

J.V. : Cette expérience théâtrale vous plaît-elle au point d’envisager de la renouveler ?

BHL : Pas particulièrement… Et puis je me demande, franchement, dans quel état je sortirai de cette série de représentations. C’est une épreuve tellement athlétique, tellement difficile. Il y a vingt-deux représentations en deux mois et demi. C’est énorme. Il faut tout réécrire, répéter, c’est deux heures seul en scène : une grosse épreuve à la fois physique et intellectuelle. Je verrai si j’en sors lessivé ou en forme, je ne sais pas.

J.V. : Est-ce très différent de tout ce que vous avez fait auparavant ?

BHL : Tout à fait, c’est une expérience totalement nouvelle.

J.V. : Va-t-elle donner lieu à la publication d’un livre ?

BHL : Oui, je vais publier les vingt versions de la pièce par la suite.

 

« Les européens sont découragés ; il faut qu’ils retrouvent confiance et fierté dans leurs propres valeurs ».

 

J.V. : Avez-vous d’autres projets artistiques dans un avenir proche au cinéma ou en littérature ? 

BHL : Aucun. « Looking for Europe » m’occupera toute cette année.

J.V. : Des échanges vous ont-ils marqué à la suite des deux représentations que vous avez déjà faites ?

BHL : Pas encore : les représentations à Londres et à New-York étaient un peu particulières. Ce qui est essentiel est ce qui commence maintenant, le 5 mars à Milan puis les 15 et 16 mars chez vous. Nous verrons, mais je l’espère. Le théâtre permet une réelle communion physique avec les spectateurs. Avec une salle, le rapport est très fort, presque érotique.

J.V. : Êtes-vous disposé à discuter directement avec le public ?

BHL : Oui et je vais même faire mieux : je souhaiterais que quelqu’un, comme un journal, rassemble les questions que se posent les gens et j’aimerais répondre aux meilleures d’entre elles sur scène, les plus pertinentes, récurrentes, celles qui expriment le mieux le malaise qui existe avec l’Europe. Les réseaux sociaux sont formidables aussi pour cela. L’idée est que les gens fassent ce qu’ils souhaitent de mon texte : ils peuvent prendre des notes, faire des posts sur Instagram, m’interpeler sur Twitter… ils font ce qu’ils veulent. Il y a urgence ◼️

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