Entretien avec Tatiana de Rosnay
©Franck Ferville
À la veille de sa visite en Suisse en avril 2018 pour présenter son livre, « Sentinelle de la pluie », Tatiana de Rosnay m’avait accordé cet entretien ! Pur bonheur que d’échanger avec cet écrivain que j’admire tant !
Julie Vasa : L’un des personnages principaux de votre dernier livre est la Seine et sa crue très impressionnante. Or, durant votre écriture et au moment même où le roman était achevé d’imprimer, la Seine a débordé par deux fois… Croyez-vous aux clins d’œil du destin ?
Tatiana de Rosnay : Oui, j’y crois mais c’est vraiment très surprenant… jamais je n’aurais imaginé que cela puisse se dérouler deux fois de suite ! Déjà, lors de la première inondation en juin 2016 – mon livre était alors pratiquement terminé – il s’est passé cette chose incroyable qu’en tant que parisienne, je n’avais jamais vue : une Seine qui dépasse les 7 mètres ! Cette crue providentielle m’a permis de rectifier le tir pour certaines scènes qui n’étaient pas suffisamment précises, notamment en termes de couleurs ou d’odeurs… j’ai trouvé la coïncidence tout simplement incroyable. D’ailleurs, elle a fait taire certaines personnes de mon entourage, un peu sceptiques qui me disaient « Oh mais tu sais, cela n’arrivera jamais, la Seine est maintenant sous contrôle. Elle ne pourra jamais sortir de son lit, tout ça, c’est du passé… ». Mais je ne vous dirai pas qui !
La deuxième fois, en janvier 2018, j’ai vraiment senti qu’il se passait quelque chose de tout à fait surprenant. Rendez-vous compte, les dates de la crue parisienne correspondaient exactement à celles de mon livre qui se passe aussi en janvier 2018 ! Je vais vous faire une petite confidence : j’ai alors ressenti une légère inquiétude. Je craignais en effet que la Seine continue à monter de manière aussi spectaculaire et que personne ne veuille acheter mon livre, assez angoissant puisque j’y raconte le KO… Alors oui, je crois aux coïncidences. Je ne sais ce qu’on a voulu me montrer là-haut, si c’était un signe. C’est tout de même très particulier.
J.V. : Ma question était liée au fait qu’un medium vous avait fait part d’un flash, quatre ans avant la publication d’ « Elle s’appelait Sarah », où elle voyait « deux femmes, une fillette et une plus âgée, deux époques différentes dans le temps, un film et peut-être un livre énorme … ». Elle vous avait alors prédit que cette aventure allait changer votre vie.
T. de R. : J’avais complètement oublié cette histoire. Mon mari l’avait écrite sur un bout de papier que l’on avait perdu, et que l’on a retrouvé il y a peu de temps. Mais c’est son métier d’être medium, pas exactement le mien ! Ceci dit, maintenant, certains me demandent si je n’écrirais pas un livre où il ferait beau tout le temps !
J.V. : Quelles sont vos sources d’inspiration ? À quel moment une idée vous paraît pouvoir faire l’objet d’un roman ?
T. de R. : La manière dont je construis une histoire est un peu compliquée à vous expliquer car elle procède de plusieurs idées qui s’imbriquent les unes dans les autres. C’est un peu comme un avion qui tourne dans le ciel au-dessus d’un aéroport et qui, d’un coup, décide de se poser. La crue de la Seine est une idée qui m’inspirait depuis longtemps mais je ne savais pas comment l’attraper. Je voulais également parler de secrets de famille, d’histoires familiales comme dans plusieurs de mes précédents romans.
Et puis je souhaitais aussi intégrer deux autres choses qui me tiennent à cœur. D’abord la photographie, un art que j’admire et qui m’inspire énormément. J’ai la chance d’avoir une fille photographe. D’ailleurs, les photos de Linden dont je parle dans le livre sont celles de ma fille, totalement. Même si sur Instagram, les photos sont les miennes, celles que je décris dans le livre, la manière dont Linden travaille… ce sont les méthodes de Charlotte.
Ma dernière source d’inspiration pour Sentinelle de la pluie était l’arbre. Cette étincelle est arrivée dans ma vie il y a maintenant une dizaine d’années lorsque j’ai fait la connaissance d’un tilleul extraordinaire qui m’a complètement ensorcelée, qui m’a bluffée, qui m’a donné envie de venir le toucher, de demeurer auprès de lui… je ne savais pas que j’étais adepte de sylvothérapie ! C’est une pratique de plus en plus développée où les gens vont se mettre près des arbres, prennent des « bains de forêts ». Je me sens très bien quand je suis près de cet arbre.
J.V. : Cela vous ressource ? Vous trouvez y un apaisement ?
T. de R. : Oui, tout à fait. La lenteur de la pousse de l’arbre est aux antipodes de notre vie frénétique… d’ailleurs, je le fais dire à Paul à un moment dans le livre. J’avais très envie d’en parler. Et puis, entre temps, j’ai lu ce livre formidable qui s’appelle « La vie secrète des arbres ». J’avais fini d’écrire le mien et c’était comme si Peter Wohlleben était en fait Paul Malegarde !
Vous le voyez, le titre « Sentinelle de la pluie » peut s’interpréter de plusieurs manières différentes : il y a Linden qui veille sur son père pendant que la pluie tombe et que la vie du père s’en va. Mais la Sentinelle de la pluie, sans trop dévoiler l’intrigue bien sûr, c’est aussi le tilleul qui veille sur Paul… Ces quatre sources d’inspiration ont fait leur chemin petit à petit dans ma tête et m’ont finalement permis de donner du sens au mille-feuilles qu’est ce livre aux multiples clés d’entrées. Et n’oublions pas David Bowie !
J. V. : Beaucoup des thèmes que vous affectionnez se retrouvent dans ce roman. Ainsi, la question de l’homosexualité (évoquée aussi dans Boomerang) et du coming out auprès de ses parents sont centrales dans votre roman. On vous sait très engagée, notamment dans l’association le Refuge. Pourriez-vous nous dire pourquoi cela vous paraît important ?
T. de R. : Cela me paraît important parce que j’ai un fils gay. Il a fait son coming out très jeune, à l’âge de 15 ans. Et c’est une très grande preuve de confiance et d’amour d’oser dire cela à ses parents, parler de sa vie, comment on est réellement. Malheureusement, pour certains, ça ne se passe pas bien. Je crois savoir que la Suisse est un pays gay friendly même si le mariage gay n’y est pas autorisé. J’avais envie d’explorer la manière de mettre des mots sur ces moments-là.
Même si les quatre membres de la famille Malegarde ne constituent en aucun cas ma famille – Linden n’est pas mon fils, Paul n’est pas mon père, Lauren n’est pas ma mère et Tilia n’est pas ma sœur – j’ai puisé dans un registre émotionnel très personnel et c’est sans doute pour cela que mes propos sonnent juste. Beaucoup pensent qu’il s’agit de mon histoire et je prends cela comme un compliment : quelque part, j’ai réussi à transmettre des émotions que j’ai vécues et qui sont très intenses. Plus j’avance dans la vie et plus j’ai envie de continuer à explorer cet émotionnel. Aujourd’hui, c’est transmettre l’émotion qui m’intéresse le plus dans l’écriture.
J.V. : Suivez-vous un rituel d’écriture en particulier ? Quand vous commencez à écrire, savez-vous exactement où vous allez ?
T. de R. : Lorsque j’écris, une chose m’est essentielle : l’ordinateur ne doit pas être relié au WIFI ! Même si je suis très présente sur les réseaux sociaux, je ne veux pas finir comme Nicolas Kolt, le héros de mon livre « À l’encre russe » qui passait sa vie sur Facebook et Twitter et qui n’avançait pas. Donc je me déconnecte complètement et cela va vous paraître très banal mais je suis des horaires d’écriture comme les vôtres ! Je travaille en général 6 heures par jour, 8 heures parfois. Je m’arrête pour déjeuner, faire du sport… je n’attends pas l’inspiration et me mets au travail. Une autre chose indispensable et elle n’est pas facile à trouver à Paris, c’est le silence ! Je ne supporte pas d’être dérangée par des travaux, des voix, de la musique. C’est l’horreur !
J.V. : Vous n’écrivez donc pas comme d’autres auteurs sur le coin d’une table, dans un café… ?
T. de R. : Je ne sais pas comment ils font ! Je peux à la limite peut-être y écrire un article ou encore un portrait. Mais absolument pas un roman. J’aimerais bien, ça me faciliterait la vie mais je n’y parviens pas. J’ai besoin d’être dans une espèce de bulle où on ne vient pas me déranger. Je ferme la porte et je ne supporte pas que l’on me dérange. Je ne vous cache pas que c’est parfois un peu compliqué…
J.V. : Peut-être est-ce plus facile auprès de votre tilleul ?
T. de R. : Effectivement, près de mon arbre, j’ai une paix absolue ! Internet ne passe pas, les réseaux sociaux ne fonctionnent pas… il faut m’envoyer un pigeon voyageur pour me joindre quand je suis là-bas. C’est génial !
J.V. : Vous écrivez je crois alternativement en anglais ou en français. Pourriez-vous nous dire ce qui vous conduit à opter pour l’une des deux langues ?
T. de R. : Je ne choisis pas la langue en fait ! Elle vient ! Et comme on m’entend parler un français impeccable, les gens sont toujours très étonnés que je n’écrive pas davantage en français et que je ne me traduise pas moi-même.
J.V. : Le stress doit être énorme pour vos traducteurs ?
T. de R. : Sans doute ! Mais aussi pour ceux qui me traduisent du français vers l’anglais ! Ceci dit, ça se passe bien. Anouk Neuhof qui a traduit Sentinelle de la pluie a fait un travail fantastique. On ne voit même pas que c’est une traduction, elle est fluide, elle coule. Vous savez, je suis traduite dans une quarantaine d’autres langues que je ne comprends pas et il faut bien que je fasse confiance à mes traducteurs…
J.V. : Tous vos livres sont aujourd’hui édités par les Editions Héloise d’Ormesson. Pourriez-vous me parler de votre relation à votre éditrice et en quoi son rôle est important pour vous ?
T. de R. : Héloïse m’a donné ma chance après qu’une vingtaine d’éditeurs aient refusé le manuscrit de « Elle s’appelait Sarah ». Elle y a cru à un moment où personne n’y croyait : en soi, c’est déjà assez magnifique ! Vous savez, une toute petite maison d’édition misant sur un auteur qui n’a jamais vraiment marché et qui, de surcroît, publie un livre sur un sujet difficile, pas très commercial – ce qui était d’ailleurs le reproche que l’on me faisait quand mon manuscrit était refusé – c’est très fort. Il existe entre nous une confiance remarquable. On est une vraie équipe.
Je ne suis pas toujours d’accord, on connaît quelques petits bras de fer parfois mais on parvient toujours à s’entendre. Nous sommes unies par une relation de confiance et de respect mutuels. Vous connaissez d’ailleurs nos surnoms ? Elle, c’est Germaine et moi, c’est Simone ! Elle m’accompagne dans toutes mes dédicaces actuellement. « Germaine et Simone on the road again » ! Je vais d’ailleurs venir en Suisse très bientôt. À Talloires aussi.
J.V. : Plusieurs de vos livres ont été adaptés au cinéma. Vous impliquez-vous dans ces adaptations ?
T. de R. : Lorsque l’on signe un contrat d’édition, on cède tous ses droits à son éditeur. Aussi, je ne m’implique pas dans les adaptations de mes livres. L’auteur se retrouve un peu impuissant. Néanmoins, je reconnais que les adaptations de trois de mes livres – Moka, Boomerang et Elle s’appelait Sarah – se sont bien passées et je n’ai rien à dire. Je suis quelqu’un de très souple, je laisse le réalisateur faire ce qu’il veut. Le cinéma est tellement fragile aujourd’hui… Si l’auteur est là, en train de dire « attendez, dans mon livre, il y a un chat page 12 et il n’est pas dans votre film… », on ne s’en sort pas. Je caricature un peu mais je trouve qu’il faut encourager les cinéastes et c’est à eux de réinterpréter notre travail. Pour l’instant, j’ai eu de très belles surprises avec ces films. En ce moment, deux autres sont en train d’être développés – Le voisin et Spirales – je ne sais pas encore ce que ça va donner… et puis j’espère que Sentinelle de la pluie intéressera un réalisateur. Cela ferait un beau film je crois !
J.V. : Vous êtes très présente sur les réseaux sociaux, vos personnages de romans le sont parfois aussi prolongeant délicieusement vos ouvrages et leurs univers. Que vous apportent ces réseaux ?
T. de R. : En réalité, j’ai commencé avec les blogs il y a une quinzaine d’années, bien avant les réseaux sociaux et Elle s’appelait Sarah. J’avais un petit lectorat et j’échangeais mes idées lectures, tout simplement.
Il y a eu ensuite l’avènement de My Space dont personne ne se souvient aujourd’hui et qui a donné naissance à Facebook, Twitter, Instagram, Pinterest… Ces réseaux me permettent de communiquer avec mes lecteurs du monde entier, aux États-Unis, aux Pays-Bas par exemple. Ayant la chance d’être bilingue, c’est facile pour moi. Je sais que certains écrivains comme Amélie Nothomb, Delphine de Vigan ou Anna Gavalda répondent à leurs courriers à la main. Si je reçois un courrier écrit à la main, je réponds moi aussi par écrit à la main aussi. Mais je trouve que les réseaux sociaux sont assez pratiques finalement pour pouvoir prévenir ses lecteurs qu’on est à tel endroit, pour telle dédicace…
Je me sers surtout de Twitter pour parler des livres des autres : je ne supporte pas les auteurs qui viennent faire leur autopromotion sur les réseaux. Je trouve ça vraiment lassant et m’étonne que ce soit souvent les auteurs qui se vendent le plus qui parlent le plus d’eux ! Je préfère parler des livres des autres, je retweete à propos des livres pour lesquels je trouve qu’il n’y a pas eu assez de presse, je fais part de mes coups de cœur à tel point que des éditeurs reprennent parfois mes tweets et les mettent sur les livres pour en faire leur publicité : j’en suis enchantée ! Je viens aussi sur Twitter pour m’informer, pour prendre position sur des sujets sociétaux qui me tiennent à cœur.
J’apprécie aussi beaucoup Instagram parce qu’on n’a pas vraiment besoin de mettre des mots : j’avoue que c’est un peu ironique de la part d’un écrivain mais j’aime bien raconter un univers à travers des photos. J’ai un compte Instagram privé bien sûr qui n’est réservé qu’à un cercle très restreint d’amis et de famille. Et puis j’ai l’Instagram public où je raconte mes voyages, mes coups de cœur, mes émissions de télé…
Enfin, il y a Facebook. Pour moi, il est est celui qui est le plus passé de grâce. Tout le monde vient y raconter ses histoires politiques ; je trouve qu’il y a de moins belles choses sur Facebook. C’est important pour signaler des dédicaces ou ce type d’événements. Mais pas davantage en ce qui me concerne.
J.V. : Lequel de ces réseaux vous amuse le plus ?
T. de R. : Le réseau que je préfère aujourd’hui est Instagram. Twitter vient juste après pour être informé, pour pouvoir donner son avis sur quelque chose d’important, faire part de son indignation. Comme vous le savez, par exemple, je soutiens le Refuge qui est une association hébergeant les jeunes homos mis à la porte de chez leurs parents. Je les soutiens énormément via Twitter.
J.V. : Vous vous êtes essayée dans différents styles littéraires, journalisme au début, romans, nouvelles – parfois érotiques -, biographies romancées… y’a-t-il une écriture que vous n’avez pas encore explorée et qui vous tenterait ?
T. de R. : Vous avez raison, j’ai un peu tout essayé. Récemment d’ailleurs, j’ai écrit une pièce de théâtre. Je viendrai vous en dire un peu plus s’il se passe quelque chose… J’ai fait des scénarios il y a un certain temps, quand j’écrivais des feuilletons pour la télé. J’aimerais bien reprendre cela. J’ai en effet eu une idée de série assez spéciale que j’aimerais bien vendre à Netflix. Ca paraît fou mais je me dis « Why not ? ». Je vais peut-être me lancer là-dedans. Quand j’ai vu le succès de Margaret Atwood avec La Servante écarlate que j’ai trouvée, et le livre, et la série remarquables, je me suis dit que je ne pourrai jamais faire aussi bien mais j’ai quelques idées et pourquoi ne pas essayer de les mettre en route ?
J.V. : Pourriez-vous me dire quels sont vos derniers coups de cœurs littéraires ?
T. de R. : Avec plaisir. Il y a un livre dont j’ai beaucoup parlé, celui de Gaëlle Nohant, La Légende d’un dormeur éveillé, je ne vais pas y revenir maintenant.
Un autre livre que j’ai beaucoup aimé vient de sortir aux Éditions Héloïse d’Ormesson : Madame de X par David Von Grafenberg avec en couverture une très belle photo prise par ma fille. J’ai beaucoup aimé ce livre qui raconte une histoire très feutrée, très sensible, très sensuelle d’une femme d’une quarantaine d’années qui refait sa vie et part en Italie. Elle va travailler dans une librairie et elle va être prise dans une espèce de machination à tendance sensuelle, dans une sorte de jeu de rôle. Est-ce un fantasme ? Que va-t-il se passer ? On est complètement embarqué par cette histoire. Un livre que je recommande chaudement.
Et puis j’ai eu un coup de cœur pour un livre qui m’a bouleversée et qui s’appelle Une longue impatience de Gaëlle Josse. Il raconte l’histoire d’une femme dont le fils disparaît du jour au lendemain. Il fait une fugue et ne revient pas. Ce livre raconte l’attente de cette femme. C’est unpetit livre, très court, très dense qu’on lit avec le cœur serré et la fin m’a complètement cueillie ! Je ne m’y attendais pas et je me suis retrouvée à sangloter dans un train tellement j’étais émue ! Je suis une boulimique de livres…
J’ai adoré Summer de Monica Sabolo qui se passe d’ailleurs à Genève. Je trouve qu’il est totalement hypnotisant avec ce langage aquatique. J’ai été envoutée par ce livre. Rien ne m’a déçue, ni l’écriture, ni la fin. Il m’a donné envie de lire les autres livres de Monica Sabolo. Vous pouvez retrouver tous mes coups de cœur sur Instagram, où j’ai créé un hashtag « #favoritebookstatiana » ◾️