Entretien avec MC Solaar

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Rencontré pour un article à paraître dans le ELLE Suisse avant son concert du 13 décembre prochain à Genève, j’ai découvert un homme charmant, accessible et, passionnant ! Et comment ne pas évoquer la littérature avec ce magicien des mots ?

Julie Vasa : Votre album est paru il y a un an. Qu’avez-vous fait de ces quelques mois ?

MC Solaar : Cette année était nécessaire pour conceptualiser le spectacle avec mon acolyte Bambi : travailler les lumières, discuter avec les musiciens… Le premier concert a lieu à Dijon le 3 novembre. Nous y passerons quelques jours avant afin de voir si tout ce qu’on a préparé à Paris se cale bien. Pour cette partie de la tournée, nous avons essentiellement prévu des grandes salles, des zéniths. Les dates de concert sont nombreuses mais je pourrai rentrer à Paris entre deux concerts.

C’est vraiment un plaisir de rencontrer des gens dans tous les endroits où je passe ! J’ai comme objectif de sortir le matin en général, pas la nuit, et rencontrer mon public. Le spectacle a été conçu comme un bon mixte entre anciens et nouveaux titres … Les plus jeunes devraient apprécier les titres les plus anciens et voir que c’est finalement assez actuel.

J.V. : Votre disque, Géopoétique, est sorti en novembre 2017, dix ans après le précédent. Quelles sont les raisons qui expliquent une si longue absence ?

MCS : La raison principale est que je souhaitais prendre une ou deux années sabbatiques, mettre en pratique le livre « Le droit à la paresse ». À un moment donné, j’ai éprouvé le besoin d’essayer : on n’a jamais la possibilité de le faire. J’en ai finalement fait un peu plus… La deuxième raison, c’est la paternité. Je n’avais pas envie de manquer ce truc-là et me dire « zut, ce n’est pas rattrapable ». Je vois parfois les interviews d’enfants d’acteurs ou autres personnes publiques qui disent : « Je n’ai jamais vu mon père ». Cela m’a permis de voir les premiers pas des miens, l’école maternelle, les réunions de parents d’élèves… Il fallait le faire. J’ai pris le temps.

J.V. : Vos enfants profitent-ils avec vous de la sortie de l’album et de votre retour sur scène ?

MCS : Je ne le souhaite pas particulièrement. Je ne veux pas les orienter. Je ne les fais pas participer à ce que je fais – pour l’instant – il faut qu’ils restent libres. Si un jour ils veulent venir voir quelque chose, ce sera très bien mais je ne veux pas qu’ils m’idéalisent et ils doivent continuer à avoir un comportement « normal » avec les autres enfants, à l’école. Ils vivent leur vie.

J.V. Qu’avez-vous fait d’autres durant cette période ? A-t-elle été inspirante ?

MCS : J’ai fait plein de choses. J’ai visité des musées, participé à des vernissages, écouté des guides, des commissaires d’exposition qui permettent d’apprendre en profondeur. J’ai aussi rencontré des gens dans les studios, sans faire de la musique nécessairement. J’ai profité de ces années pour retrouver des personnes, un peu sur le mode « mes copains d’avant », des potes d’écoles, des rendez-vous manqués …

J. V. : Quel a été l’élément déclencheur de votre retour ? L’attente de vos fans ou peut-être l’appel de la musique ?

MCS : C’est le lieu ! Comme j’écris au studio, il a fallu que quelqu’un donne deux tours de clés dans un studio, achète un micro et me dise « on va le tester ». J’ai fait deux ou trois morceaux dans ce premier studio, encore deux dans un autre studio : j’avais quelque chose pour démarrer. Comme je n’ai pas d’emploi du temps, personne ne m’a poussé, je me laissais vivre. Et puis, en trois semaines, il y a eu deux studios à disposition, quatre ou cinq trucs fabuleux. Personne n’avait pensé plus tôt à me demander si j’avais envie de faire quelque chose. C’est ce qui m’a motivé.

J. V. : Le lieu comme élément déclencheur, c’est très intéressant ! En général, les écrivains évoquent un souvenir, une situation, une personne… moins les lieux semble-t-il.

MCS : Quand je parle à des écrivains, presque tous évoquent une discipline, se lever à 4H30 du matin, prendre du café, tous les jours la même chose. Ils cherchent moins le lieu que le temps où ils ne sont pas dérangés. Quand ils ont de la chance, ils ont aussi un coin privilégié. Certains vont également dans des endroits particuliers pour écrire. Je n’ai quasiment rien écrit durant toutes ces années. Mais J’ai stocké dans ma tête tellement d’éléments que lorsqu’un studio s’est ouvert, plein d’idées sont arrivées. J’avais noté quelques petites choses sur un téléphone portable que j’ai gardé pendant six ans… et que j’ai malheureusement perdu. Ça aurait pourtant été de belles images pour démarrer certains textes… J’ai dû repartir à zéro mais grâce à ma mémoire, j’ai pu en retrouver certaines.

J.V. : Votre album compte dix-neuf titres, qui abordent des thèmes aussi variés que le harcèlement, la course au profit, la première guerre mondiale… et même d’autres empreints d’autodérision avec « Sonotone »… Comment trouvez-vous votre inspiration ?

MCS : Les thèmes qui m’inspirent ? Je ne sais pas… mais des discussions peuvent être très inspirantes. Je pense à une en particulier avec une américaine qui me disait que le jazz était arrivé en 1917 en France grâce à des soldats américains … Ces discussions t’amènent dans un autre temps. Là, on laisse passer quelques jours, et puis on associe 1917 à des poilus qui étaient venus nous parler de la guerre à l’école. Il a aussi des messages que je souhaitais faire passer, attirer l’attention sur des choses comme la course au profit : j’avais envie de dire aux gens de prendre le temps.

Ceci étant, je regrette parfois aussi un peu d’avoir pris autant de temps. Comme quelqu’un me l’a conseillé, il faut mettre les choses superflues au planning comme cela, on est sûr de les réaliser. J’espère que mon public le comprendra. Ce sont des choses qu’on reporte toujours à plus tard.

J.V. : Et en cette période de promotion avant vos concerts, c’est toujours votre philosophie de planifier les choses superflues ?

MCS : Je donne des conseils que je n’arrive pas à suivre ! Je ne parviens à le faire que lorsque j’ai beaucoup de temps ! Là, je n’ai plus le temps… Je n’ai plus de journées entières totalement libres. Il faut que je m’y remette, en commençant par les livres que j’ai achetés et que je ne lis pas…

J.V. : Votre dernier album regorge de musiques, de sons différents. Y a-t-il un style que vous affectionnez davantage ?

MCS : J’aime bien les musiques qui ressemblent un peu aux musiques électro. L’un des morceaux de mon dernier album me convient particulièrement : « Méphisto Iblis ». Au niveau du son, je suis très à l’aise dans ce genre de choses, ou dans le jazz aussi. Avec cette chanson, je suis dans ma température d’eau. C’est mon PH. C’est une histoire de diable, de questionnement… Tu fais de la philosophie en direct sans trop savoir où ça va te mener. J’aime ça.
« Je ne suis qu’un poète : Mallarmé »
J.V. : Le coup d’envoi de votre tournée a lieu à Dijon le 3 novembre, avant de retrouver le public suisse le 13 décembre à Genève. Dans quel état d’esprit êtes-vous ? Angoissé ? Impatient ?
MCS : Je suis impatient ! La scène, c’est le moment dans la musique où l’on récolte les sourires : qu’on commence et qu’on s’appelle Jain, Eddy de Pretto, Soprano pour les plus jeunes ou Enrico Maccias, Florent Pagny… pour les plus vieux… on ne reçoit que des bonnes vibrations positives. On a l’impression d’être fort. C’est le meilleur moment ! Mais dix ans, c’est beaucoup.

Je suis curieux de voir le public que j’aurai. J’espère voir des mecs comme moi, avec leurs enfants qui, peut-être, comprendront qu’il y avait des trucs pas mal avant mais qu’ils étaient trop jeunes pour les connaître. Je rencontre parfois des petits qui ne me reconnaissent pas forcément. On parle de rap, de musique globalement et il y a des trucs qu’ils ignorent totalement. J’aimerais qu’en m’écoutant, ils se disent que c’est pas mal aussi, que ça ressemble à des choses qu’ils connaissent ! Ça, c’est mon petit défi personnel.

 

 

J.V. : Vous êtes l’un de ceux, voire celui, qui a rendu le rap populaire à ses débuts en France. Beaucoup vous ont suivi. Quelle vision portez-vous sur le rap et le hip pop en général aujourd’hui ?

MCS : Ma vision ? Je trouve cela super ! Avant, il fallait être soit un dur, soit un excessif – ce qu’on appelle de la variété – alors que maintenant, je vois plein de gens qui se situent dans l’entre-deux, qui arrivent à raconter des choses, à avoir de la personnalité, s’amuser dans la musique, faire naître des idées. Il y a enfin l’émergence de personnalités dissociées… sur ce coup-là, nous avons gagné la liberté plutôt que le stéréotype. Je pense par exemple à Soprano, Eddy de Pretto, Lomepal qui a fait un album pas mal, JeanJass et Caballero, Orelsan… Il y a aussi Nekfeu : c’est bien, il est divers, pas stéréotypable, français ! Où je me situe ? Je n’ai pas vraiment à me situer : je suis l’un des quatre points cardinaux : Iam, NTM, Solaar, Assassin. Chacun ressemble un peu à l’un et à l’autre.

 

 

J.V. : Comment parvenez-vous à vous démarquer sur toute cette scène musicale du rap français au sens large ?

MCS : J’essaie de ne pas y faire trop attention même si c’est un challenge permanent. Je fais partie de l’histoire, avec un petit « h ». Au contraire, cela me donne des défis pour l’avenir. Trouver mon espace pour ne pas me répéter, tout en allant vers le futur. Je crois que j’ai trouvé. J’ai encore fait deux morceaux cette semaine en fouillant dans le passé pour trouver des choses qui ont de l’intérêt. Plein de gens se revendiquent de moi dans tous ceux que je croise… mais pas uniquement de moi ! C’est parce qu’on était là avant. Cela me fait plaisir. J’ai le sentiment d’être pareil.
 

J.V. : Vous êtes un magicien des mots à la diction inimitable ! Est-ce que vous la travaillez ?

MCS : Armande Altaï ! Non, je blague ! Effectivement, je m’entraîne un tout petit peu à un truc… Avant, je faisais souvent des choses rapides, très rapides, un peu en raggamuffin. Je les ai un peu lâchées. Donc, je travaille un petit peu les doublés, le répéto qui peuvent donner de la dynamique. Par exemple, tu fais un morceau et à un moment, il faut accélérer les choses. Le raggamuffin le permet … Une fille du Sénégal m’avait demandé il y a 10 ou 11 ans pourquoi je n’en faisais plus. J’ai toujours gardé ce truc en tête et là, je suis en train de le travailler. C’est ça mes vocalises ! Du raggamuffin !
 

J.V. : Comment cette passion pour les mots est-elle née ? Un livre peut-être à l’origine ? Ou un poème ?

MCS : L’Éducation nationale française et ses profs ! Dans les études supérieures, on croise des Lagarde et Michard et puis un jour, quelqu’un nous raconte une histoire, la bataille d’Hernani… des trucs super passionnants… J’utilise encore plein de choses apprises durant cette période. Un jour, je suis allé faire mes devoirs dans la bibliothèque de ma ville. Là, j’ai pris un livre qui s’appelle « Les jeux de mots ». On y trouvait aussi bien Victor Hugo qu’Anne-Marie Carrière qui était une humoriste… c’était tous les jeux littéraires – calembours, rhétorique… certaines choses m’ont intéressé.

Le rap français est arrivé un peu après et j’avais alors un arsenal pour l’utiliser et m’amuser en même temps. Je suis aussi beaucoup allé au Centre Beaubourg où là, j’ai trouvé plein de bouquins. Cela me permettait de sortir, d’aller à Paris, et d’accéder à la littérature. Au lieu de dire tout simplement « Je vais à la plage », il y a mille façons de le dire et c’est ce qui m’a plu.

 

J.V. : C’est donc le côté ludique de l’écriture qui vous fait vibrer ?

MCS : Tout à fait. C’est le jeu qui m’amuse, écrire. Tout le monde raconte à peu près la même histoire… Ce qui est intéressant, c’est de faire rigoler, en mettant des éléments personnels à l’intérieur, des jeux de mots, des rimes. Par exemple : « Le vent souffle en Arizona / Un État d’Amérique dans lequel Harry zona » : j’étais content de l’avoir trouvé ! Ce n’est qu’une phrase, mais il y en a eu d’autres : toutes les 4 ou 8 phrases, il faut créer quelque chose d’amusant. Je crois que c’est cela qui m’anime : bien m’amuser. Une autre : « Elle me dit « Claude MC est-ce que tu peux le descendre » / J’ai pris mon Magmum, j’ai dû mal comprendre » ou encore « Je suis l’as de trèfle qui pique ton cœur… Caro » ! Quand j’en trouve des comme ça, je suis ravi ! À chaque fois, c’est toujours drôle. « Victime de la mode… tel est son nom de code ».

Ce n’est pas parce que je cherche des tournures de phrases marrantes que ce n’est pas profond. Par exemple, dans le titre « I need gloves », c’est une femme qui se fait toujours embêter : elle n’a pas besoin de « love » mais de « gloves » pour se défendre ! La prochaine, ce sera « Chili Concarneau » ! Maintenant, il me reste à trouver l’histoire !

 

J.V. : Est-ce que Genève vous inspire ?

MCS : Tout à fait ! : « Le retour du Jet d’eau » au lieu du Jedi !
 

J.V. : Êtes-vous un grand lecteur ?

MCS : Pas vraiment : je lis beaucoup moins qu’avant. Plusieurs raisons : j’ai toujours envie d’acheter des livres quand j’entends des chroniques littéraires mais je me laisse emporter par l’actualité dès que j’ouvre un ordinateur. Je trouve un mot, du coup je fouille autour de lui. Autre raison, je n’aime pas trop acheter des choses sur Internet (pas que j’y sois opposé mais je ne l’ai jamais fait) or, les libraires de mon quartier ont disparu à cause d’Amazon. Avant, c’était plus simple. Les seules choses que je lis, ce sont les gens qui racontent leur vie : un policier qui explique comment il a arrêté quelqu’un…

Je lis plutôt des documents. Cela me permet d’accumuler du vocabulaire. J’ai lu l’histoire du groupe Bolloré. J’ai aussi acheté le livre d’un ancien espion, toujours pour trouver du vocabulaire. Un autre que je voudrais acquérir : celui écrit par le journaliste de Mediapart sur l’affaire Carbonne  (Fabrice Arfi, D’argent et de sang : le roman vrai de la mafia du CO2, Éditions du Seuil). Je suis dans une période… « Détective » ! Peut-être l’influence de Netflix, je ne sais pas.

 

« La poésie (…) c’est faire sortir quelqu’un de son quotidien avec des images qui font que le cerveau dévie du rail ».
 

J.V. : Quelle importance la poésie – qui donne en partie son titre à votre album – revêt-elle dans votre vie ?

MCS : La poésie vient naturellement. C’est faire sortir quelqu’un de son quotidien avec des images qui font que le cerveau dévie du rail, « le Petrus dans le coq au vin », « l’hélicoptère amphibie » (dans le titre « Frozen » du dernier album). Faire sortir les gens et les transporter dans un autre espace. Quand ça devient poétique, c’est un peu à la belge :  des non-sens, de la pataphysique… Un pop up dans le cerveau, et c’est parfait. Après, il y a le ton. Je préfère une poésie pas trop offensive : des phrases deviennent poétiques quand on n’en veut pas aux gens – même si , je le reconnais, Baudelaire peut être tranchant : mais il dit les choses joliment.

Je crois que tout est poétique dans mon écriture car j’utilise des périphrases pour dire des choses toutes simples. Comme il y a plein de contraintes, ça fait des poésies. J’ai toujours des contraintes lorsque j’écris : rester dans un champ lexical, filer un jeu de mots, rester sur un thème avec unité de temps, de lieu… C’est cela qui crée la poésie. Je n’ai rien contre l’auto-roman mais c’est tout de même plus facile, les contraintes me paraissent plus légères. Avec les mêmes rimes, on peut faire plein de choses. Je n’aime pas les rimes qui sont usées, qui ont été utilisées cent fois… Je regarde toujours les noms des villes, des produits quand je suis à l’étranger, les lieux, les voyages, sont inspirants… C’est ça la poésie ■

(Entretien réalisé le 17 octobre 2018)
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