Entretien avec Lynda Lemay

©️ Sébastien St-Jean

 

« Make a Wish » : ces trois mots apparus aux yeux de Lynda Lemay quelques mois après la disparition de son père furent le déclic : 11 albums de 11 chansons en 1111 jours, tel est le défi que la talentueuse artiste s’est lancé  dans un projet appelé « Il était onze fois » ! Explications pour le ELLE SUISSE.

J’avais 16 ans lorsque j’ai posé pour la première fois les pieds au Québec. J’y ai rencontré une famille qui est devenue la mienne par adoption. Parmi toutes les découvertes réalisées grâce à elle, il y a très vite eu une artiste qui m’a bouleversée : Lynda Lemay, quelqu’un de drôle, capable avec ses mots de nous faire passer des rires aux larmes, une voix et des mélodies inoubliables ! Aussi, l’émotion était vive, trente ans après, lors d’un échange avec elle pour le Elle suisse juste avant ses concerts à Morges puis à Genève !

 

Julie Vasa. Quel plaisir de vous retrouver. Comment allez-vous après ce Covid attrapé en France ?

Lynda Lemay. Mieux ! Tout allait bien, je venais de faire l’Olympia à Paris où le public avait été extraordinaire, standing ovation, tout ce dont on peut rêver ! Les spectacles s’enchaînaient, les salles se remplissaient bien partout et, tout à coup, je me suis retrouvée avec un test positif à Poitiers ! J’ai donc dû m’isoler et n’ai pas pu donner ce dernier spectacle. Je me réconforte en me disant que cela équivaut finalement à un troisième vaccin et puis ça me rend solide pour la suite.

J.V. Comment vivez-vous cette nouvelle tournée dans une période si particulière ?​

L.L. On s’adapte. On était supposés aller en France, en Suisse et en Belgique mais la Belgique vient d’annoncer qu’on ne pouvait être plus de 200 ans dans les salles…On a donc dû reporter un concert. Nous sommes toujours dans l’insécurité de savoir si le concert aura lieu ou pas. Du coup, ce soir, on va en profiter : nous sommes là, le public s’en vient et c’est complet ! Que du bonheur !

J.V. Que représente la Suisse pour vous et Montreux en particulier ?

L.L. Montreux est l’un des souvenirs les plus marquants de toute ma carrière et, plus largement, de toute ma vie ! C’est au Festival de Montreux en 1996 que s’est déroulée la fameuse rencontre avec les deux grands Charles, Trenet et Aznavour. Nous étions là pour célébrer Charles Trenet et, à côté de Charles Aznavour, il y avait celui qui est devenu mon ami et plus que ça encore, Monsieur Gérard Davoust des Editions Raoul Breton. C’est une vraie chance d’avoir pu travailler avec cette maison si prestigieuse, d’avoir pu faire confiance à des gens de qualité pour faire voyager mes chansons.

J.V. Quel souvenir conservez-vous de Charles Aznavour ?​

L.L. Avec lui, j’ai rencontré davantage qu’un monument de la chanson : quelqu’un qui m’a ouvert son cœur, qui m’a accueillie dans sa famille d’auteurs-compositeurs. Il m’a essentiellement conseillé de me faire confiance. La relation que j’ai bâtie avec lui était très touchante. C’est d’ailleurs lui qui m’a épinglée Chevalier des arts et des lettres à l’Olympia en 2012. Ce sont des moments importants que je ne pourrai jamais oublier.

 

©️Eric Catarina

J.V. Quelle est votre perception de la Suisse ? Vous fait-elle penser par certains côtés au Québec ?

L.L. Quand je pense à la Suisse, il n’y a pas que Montreux ! Il y a aussi le festival de la chanson québécoise à Pully-Lavaux, avec Rico : c’est un rendez-vous que j’essaie de ne jamais rater depuis ses débuts. Le public est tellement chaleureux en Suisse ! Quand les gens nous aiment, ils sont fidèles, ils nous donnent de l’amour et on le ressent. On est vraiment enveloppés par le public quand on vient en Suisse ! Il y règne une espèce de naturel, de simplicité dans la façon de dire et de faire les choses assez comparables au Québec, c’est vrai.

J.V. Vous vous êtes lancé un défi incroyable, à la manière des 12 travaux d’Hercule : 11 albums de 11 chansons en 1111 jours donc 121 compositions. Les 5 premiers albums de ce projet colossal qu’est « Il était onze fois » sont sortis : quelle est son origine ?

L.L. Je l’ignorais mais l’idée est née au moment où Papa décédait. Dans les semaines qui ont précédé son départ, j’ai vécu des choses très particulières avec lui. C’était des moments seule à seul avec mon père comme je n’en avais jamais eu de ma vie parce que d’habitude, c’était toute la famille ensemble. Là, on se relayait auprès de lui. Comment réagir lorsque l’on doit faire face à la mort ? Mon réflexe d’artiste, de fille, de femme, a été de plonger dans la création, d’essayer de décortiquer tout cela, de l’alléger avec de la poésie et de la musique. Accueillir Papa dans cet élan de création a été extraordinaire. Nous avons fait quatre chansons ensemble. Il était plus vivant que jamais. Ses yeux me signifiaient « Tu vois, mon cerveau, il fonctionne ! J’ai beau savoir que je m’en vais vers l’autre étape, je suis encore là » et cette expérience lui a redonné confiance en lui. Je sentais sa joie et étais heureuse de lui apporter au moins cela. Il me proposait des rimes et je me lançais comme défi de toutes les placer. La veille ou l’avant-veille de son décès j’ai eu envie de faire quelque chose de grand avec ce que nous avions réalisé, peut-être un opéra… Le rêve de faire quelque chose de démesuré était là !

J.V. : Et pourquoi le chiffre 11 ?

L.L. Quelques mois plus tard, alors que je travaillais dans un café en attendant ma fille qui était à l’école, son téléphone – que je conservais car elle n’avait pas le droit de l’avoir avec elle – s’est mis à sonner à 11h11 en affichant « Make a Wish ». Ça a été le déclencheur ! J’ai eu envie de réaliser tout ce que je souhaitais tant que j’en étais capable. La mort de mon père m’a fait prendre conscience que le temps est compté. J’avais la chance de pouvoir chanter, faire de la scène, d’être aussi inspirée qu’à mes débuts. Ça brûlait à l’intérieur, j’avais envie d’aborder plein de choses et m’en sentais capable. Pourquoi attendre ? Quand j’ai vu 11h11, j’ai pensé à 11 albums de 11 chansons avec 11 thématiques différentes : la nostalgie, le deuil, la fin de vie, l’amour qui va bien, l’amour malsain, l’hommerie c’est-à-dire tout le côté sombre de l’être humain, la famille, les relations parents enfants… Tout a été posé ce jour-là et plein d’autres idées me venaient encore comme celle de mettre en image toutes les chansons d’un album et toucher ainsi un peu au cinéma…

J.V. Quel état d’esprit vous animait à ce moment-là ?

L.L. Une envie folle de liberté, de folie, de « pourquoi pas » puisque j’en étais capable ! Je n’ai éprouvé aucun doute quant à ma capacité d’y arriver. Je ne voulais ressentir aucune pression car je sortais d’une période un peu difficile, un état dépressif qui avait précédé la mort de mon papa. Je m’étais alors retrouvée, avais fait du ménage dans ma vie, dans ma tête, j’étais prête à plonger ! Cela pouvait paraître contradictoire d’avoir à la fois envie de me préserver tout en me lançant dans un tel projet mais cela me sécurisait en réalité. Je fais maintenant ce que je ne pourrai peut-être pas faire plus tard, je mets au monde toutes ces chansons prêtes à naître pour les laisser voyager ensuite. J’en ferai d’autres, c’est certain. Mais pourquoi aurait-il fallu retenir ces chansons ?

« Je fais maintenant ce que je ne pourrai peut-être pas faire plus tard, je mets au monde toutes ces chansons prêtes à naître pour les laisser voyager ensuite. »

J.V. Cela sera sans doute compliqué de sortir un album classique une fois que vous aurez totalement abouti ce projet ?

L.L. Certainement ! Mais j’ai d’autres idées, comme un album instrumental par exemple. Une chanson peut parfois me paraître complète avant même que j’y ajoute un texte. Peut-être qu’un jour, j’arriverai à réaliser ce projet-là. Une chose à la fois.

J.V. La chanson « Mon drame », récit d’une femme transsexuelle de 82 ans, est reprise dans chacun des 11 albums, en duo avec des chanteurs différents. Pourquoi cette thématique ?​

L.L. Je ne l’avais pas planifié à l’avance ! J’ai décidé d’introduire cette chanson dans le premier de mes onze albums. Cela faisait longtemps que je souhaitais aborder ce sujet-là en chanson. D’ailleurs, il y a 30 ans, j’avais écrit une chanson à ce propos qui s’appelait « La femme en premier » : il s’agissait d’une femme qui était prisonnière de son corps d’homme : un peu la même histoire donc mais pas écrite de la même façon. Je l’avais interprétée en spectacle mais jamais intégrée à un album.

J.V.  Et pourquoi la répéter d’album en album ?

L.L. L’idée de faire plusieurs compositions musicales sur un seul texte date pas mal mais ma sœur Diane n’aimait pas ! J’ai donc hésité. Mais je trouvais toute même l’idée bonne. Alors, je l’ai envoyée à mon pianiste qui finalement n’a pas participé au projet. Il aimait le texte mais n’était pas emballé par la composition. « Si ça ne l’allume pas, je vais en faire une autre de composition ! ». Je n’en ai pas faite une mais 3 puis 5, puis… Il peut arriver que je fasse jusqu’à 60 compositions pour un même texte tant que je ne suis pas convaincue. J’ai eu envie de partager cette expérience avec mon public. Ce sujet-là a été occulté pendant tellement d’années ! Les gens étaient coincés dans un secret insupportable, sans pouvoir s’en sortir et puis être qui ils étaient. Je me suis donc dit que même si on répétait onze fois le même texte, ce ne serait jamais trop pour tout le silence qu’il y a eu auparavant. Le texte était construit d’une manière assez facile à mettre en musique. Cela me permettait d’aller un peu partout musicalement.

J.V. : C’est très amusant à l’écoute car, en fonction des duos qui l’interprètent, ce sont des chansons très différentes les unes des autres.

L.L. Et vous n’avez rien entendu encore ! Dans les cinq premiers albums, ce sont des versions « balades », avec la signature « Lynda ». Attendez d’arriver dans le rock et dans le jazz manouche, vous allez voir que c’est encore complètement différent ! Les surprises sont pour les prochains albums. Je fais déjà des duos que j’adore, qui me donnent des frissons, dont celui avec Claude Pineault qui est avec moi sur scène. On fait avec lui la sixième version dans le spectacle. C’est stimulant de savoir qu’on va surprendre les gens avec une nouvelle façon de passer l’émotion, juste parce que la musique n’est pas du tout la même, parce que les voix choisies sont différentes.

J.V. Votre collaboration avec Claude Pineault est récente. Comment vous êtes-vous rencontrés ?

L.L. Je l’ai vraiment découvert pendant la pandémie : il faisait une chanson par jour sur Facebook. Il travaille depuis longtemps avec des grands noms de la chanson : Eric Lapointe, Isabelle Boulay, Lara Fabian…. Il est exceptionnel ! Je rêvais de travailler avec lui mais je n’y croyais pas trop. En plus, Eric Lapointe est mon voisin l’été au bord du fleuve et je ne voulais pas lui piquer son musicien ! Mais finalement, quand je lui ai demandé, il était disponible et il s’est révélé encore plus complet que ce que j’imaginais ! Il écrit les paroles et les musiques de ses chansons, il chante comme un dieu et il a un registre incroyable ! Je rêvais qu’il vienne sur scène avec moi et c’est exactement le bonheur que j’avais imaginé.

J.V. Il vous reste environ 2 ans pour réaliser les six autres albums : vous êtes-vous donné un rythme de travail particulier ?

L.L. Pas vraiment… Quand je suis entrée dans la création, je voulais que tout soit prêt pour le 11 novembre 2020. Alors, j’ai tout enregistré avant cette date, sinon, j’aurais eu l’impression d’avoir une dead line et je ne peux pas écrire sous pression. Mais comme j’écris continuellement et que je trouve souvent que mes nouvelles chansons sont meilleures que les anciennes, il me reste encore beaucoup de choses à faire en studio pour que je sente qu’un autre album est prêt à rencontrer le public.

J.V. De quelle manière ce projet-là se traduit-il sur scène ?

L.L. J’ai la chance de n’avoir jamais eu besoin de m’en tenir à de gros succès radio : je n’en ai pas ou, en tous cas, c’est très rare. La magie se passe sur scène et c’est la raison pour laquelle je fais souvent des albums live, pour que les gens saisissent la connexion extraordinaire qui me lie au public. Pour ce spectacle, nous sommes à la fois dans la spontanéité et dans les nouveautés. Elles sont nombreuses parce qu’il y a cinq albums à faire voyager et qu’il y en a d’autres qui sortiront très rapidement. Je dois donc leur faire de la place sans toutefois sacrifier complètement les chansons que les gens viennent entendre. Certaines sont incontournables pour le public, et pour moi aussi d’ailleurs, comme « Le plus fort c’est mon père », « De tes rêves à mes rêves », « Donnez-lui la passion »… Je me suis rendue compte qu’elles étaient attendues car, sur cette tournée, on a invité les gens sur Facebook à me faire des demandes spéciales. Évidemment, il y a beaucoup trop de demandes spéciales pour ce que je suis capable d’offrir mais j’en choisis une, deux ou trois par spectacle. Cela fait qu’il n’y a pas deux spectacles qui sont exactement les mêmes. Nous sommes dans l’improvisation. Mon défi est de ne pas aller nécessairement vers mes chansons les plus populaires mais davantage vers les histoires qui me touchent le plus.

« La magie se passe sur scène et c’est la raison pour laquelle je fais souvent des albums live, pour que les gens saisissent la connexion extraordinaire qui me lie au public. »

J.V. Du texte ou de la musique, lequel vous vient en premier ?

L.L. Autant l’un que l’autre. Si j’ai ma guitare entre les mains, c’est la musique qui va sortir en premier. Pareil au piano, je m’y suis mise il y a peu, en 2017. J’ai découvert tout un univers, ce fut une révélation. La manière de composer est tout à fait différente qu’à la guitare. En revanche, si je suis dans un avion, j’ai mon cahier et le travail commence par le texte. La mélodie vient après. Mais ce que je préfère, et ce fut le cas pour beaucoup de mes chansons dont « Le plus fort c’est mon père », je fais les deux en même temps. Cela crée un tout et c’est vraiment ma manière préférée de travailler.

J.V. Pensez-vous au public et à la scène quand vous écrivez et composez vos chansons ?

L.L. Non, c’est personnel. J’écris à la suite d’émotions, de rencontres, je me demande ce que j’aurais fait, ce que j’aurais dit et tout ça monte. La chanson sort ensuite. « Mon nom » par exemple, était un débordement d’émotions ! « De tes rêves à mes rêves » en revanche n’était pas du tout autobiographique…

J.V. Vous avez écrit sur plein de sujets de société depuis 30 ans. Y a-t-il des thèmes que vous n’avez pas encore explorés, soit parce que l’inspiration n’est pas encore venue, soit parce que ce sont des sujets que vous évitez volontairement… ?

L.L. Je ne m’empêche de rien au moment de la création des chansons. Après cependant, j’essaie de mesurer si elles peuvent faire du bien, si c’est pertinent de les chanter, si elles peuvent choquer… Mais au moment où je crée, je ne m’interdis rien. C’est après qu’il peut m’arriver de me censurer un peu. Ma mère est également de très bon conseil, je lui fais confiance. Elle a une belle franchise et a toujours été là pour m’encourager. C’est elle qui a le plus écouté le projet complet puisqu’elle a accès aux 121 chansons. Je ne l’avais jamais vue aussi souvent avec ses écouteurs, alors je me dis que c’est prometteur !

J.V. Vous venez de publier un livre pour vous raconter et on y découvre que vous avez pu vous essayer à l’écriture de romans il y a longtemps. Cela vous tente-t-il encore ?

L.L. Oui !! Avec le film que nous réalisons, je me suis lancée dans l’écriture d’un livre qui l’accompagne pour expliquer un peu sa philosophie, la raison pour laquelle je me suis engagée dans ce métier. C’est même un livre audio qui paraîtra en même temps que le petit film !

J.V. Quelles sont les valeurs les plus importantes que vos parents vous ont transmises et que vous transmettez à votre tour à vos deux filles ?

L.L. La famille est la base de tout pour moi. C’est fondamental. Et quand je pars en tournée, c’est pour 10 jours en général, pas plus, sauf là avec la COVID où j’ai dû rester 14 jours de plus. Mais j’étais tout le temps sur Facetime avec ma fille. L’honnêteté est également très importante. L’humour aussi. C’est important pour dédramatiser. Ma mère nous a légué le bon sens, pas seulement à moi mais à mes filles aussi. Je reconnais Jeanine en elles ! Je me dis qu’elles sont fortes et équipées pour la vie grâce aux valeurs que nous a transmises ma mère. Ne pas trop penser loin quand ce sont des choses qu’on ne peut contrôler. Ma mère a une manière très simple de le dire. Elle est d’une force, d’une simplicité, d’une lucidité, d’une intelligence admirables, que j’ai encore pu voir avec la mort de son mari : 54 ans de respect et d’amour. Elle ne se plaint pas et est dans la gratitude. Elle met le focus sur le positif. C’est une belle philosophie de vie, que j’essaie de transmettre à mon tour, en m’entourant de gens lumineux, autant que possible.

J.V. Vous considérez-vous comme une chanteuse populaire ?

L.L. Oui, je pense. Je suis proche des gens, toutes générations confondues. Des personnes de différents milieux se sentent interpelées par ce que je chante. Alors oui, je pense être une chanteuse populaire ◾️

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