Entretien avec Jérôme Garcin

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À la tête de l’une des émissions culturelles les plus anciennes et les plus écoutées, tous les dimanches soir sur France Inter, Le Masque et la plume, et aux commandes de la rubrique culturelle du Nouvel Obs depuis de nombreuses années, Jérôme Garcin est aussi un grand écrivain. Il évoque ici la singularité de son dernier livre, ainsi que sa vision du métier de critique littéraire.

Dans son superbe roman paru en octobre 2019, « Le dernier hiver du Cid », Jérôme Garcin retrace les trois derniers mois de Gérard Philipe, acteur mythique, foudroyé en pleine gloire à seulement 36 ans, son beau-père posthume.

Pour celui qui a consacré tant de livres aux personnes dont la vie fut très brève, celui-ci revêt nécessairement une saveur toute particulière. Il en précise ici les raisons. Son rapport aux livres, à l’écriture, sa position vis-à-vis des critiques parfois très dures de son émission : Jérôme Garcin se confie. Entretien passionnant !

Julie Vasa : Vous rappelez-vous ce qui vous a donné l’envie d’écrire ?

Jérôme Garcin : Non, car j’écris depuis que je suis très jeune. J’ai été publié tard mais j’ai toujours eu le sentiment d’écrire.

J.V. : Et votre premier souvenir de lecture ? Le livre qui aurait déclenché votre vocation littéraire ?

J.G. : Je peux ici vous répondre précisément. Tout jeune j’ai énormément lu. J’avais un comportement compulsif : si j’ouvrais un livre de Claudel, je lisais toute son œuvre, pareil pour Giroudoux. J’ai donc énormément lu. Mais deux livres ont vraiment orienté ma vie. Ils n’ont pas simplement été des lectures importantes, ils ont presque fondé ma vie.

Je pense d’abord à un recueil de poèmes d’un auteur suisse, qui est Jacques Chessex, « Le jour proche ».

Tout d’un coup, j’ai eu le sentiment que cette lecture, faite après la mort de mon père jeune puisqu’il avait 45 ans et moi 17, m’a permis de rencontrer Jacques et de comprendre qu’écrire après un drame, une tragédie, une perte, un deuil, était quelque chose d’important.

J.V. : Quel a été l’autre livre fort que vous évoquiez ?

J.G. : Ce second livre a été encore plus fondateur puisque c’est « Le temps d’un soupir » d’Anne Philipe. J’avais 18 ou 19 ans. La mort de mon père était récente et suivait celle de mon frère jumeau Olivier lorsque nous avions 6 ans. J’étais totalement désemparé, au sens propre : il s’agissait davantage de détresse plutôt que de tristesse. C’est à ce moment-là que j’ai découvert le petit livre d’Anne Philipe.

Ce fut un choc ! J’avais l’impression qu’elle parlait de moi. Elle évoquait la perte de l’homme qu’elle aimait, dont à l’époque d’ailleurs, je me souciais peu du fait qu’il s’agissait de Gérard Philipe. Ce qui m’importait était qu’il s’agissait d’une femme qui pleurait son mari et je me souviens avoir souligné ce livre presque page après page, ligne après ligne…

J.V. : Parce qu’il correspondait exactement à votre état d’esprit ?

J.G. : Parce que j’avais le sentiment que j’aurais pu l’écrire et qu’elle exprimait tellement ce que moi, tout jeune adolescent que j’étais,  je ne parvenais pas à formuler. Je lui ai donc écrit une lettre par l’intermédiaire de son éditeur et elle m’a répondu, une très belle lettre, très brève, mais très belle… Je lui ai alors répondu, elle aussi à nouveau… et un jour, elle m’a finalement proposé de passer la voir ! Je me vois allant 17, rue de Tournon rencontrer Anne Philipe. Donc c’est un livre particulièrement important. Je ne dirais pas qu’Anne m’a été d’un grand réconfort. Elle a été bien plus que cela. Elle m’a fait comprendre qu’il fallait aussi être droit devant des drames, ne pas baisser la tête.

Et quelques années plus tard, chez elle, j’ai rencontré celle qui allait devenir la femme de ma vie, Anne-Marie, sa fille. Vous voyez, ce livre, « Le temps d’un soupir », est bien plus qu’une lecture mais un signe de vie. Aujourd’hui, je pense même que si je ne l’avais pas lu et si je n’avais pas rencontré Anne Philipe, je n’aurais pas rencontré Anne-Marie, fondé une famille. Je n’aurais pas non plus écrit « Le Dernier hiver du Cid » ! Vous voyez à quel point ce livre a été important !

J.V. : Boris Cyrulnik dans son livre « La nuit, j’écrirai des soleils”,  s’interroge sur l’utilité de la littérature et sur le fait que l’écriture serait un remède à la perte et à la souffrance. Il constate que parmi les créatifs, beaucoup sont orphelins. Qu’en pensez-vous ?

J.G. : Vous savez, je déteste les généralisations. Je pense qu’on peut écrire des livres magnifiques sans avoir connu de drame, ni être orphelin, ni avoir perdu d’êtres chers. Il me semble que pour répondre à votre question, on doit nécessairement parler de soi. J’ai cru précisément, pendant très longtemps, que je pouvais vivre sans écrire, c’est-à-dire enfouir mes propres pertes, mes propres drames, sans les exposer. Écrire, c’est quand même s’exposer, jusqu’à l’impudeur d’ailleurs. J’étais professionnellement très heureux, en faisant le même métier que vous, et plus heureux encore en ayant une femme que j’aime, trois enfants qui m’ont peut-être donné les plus grands bonheurs de ma vie.

Mais je me trompais sur un point : en gardant ses blessures pour soi trop longtemps, un peu comme on enferme quelque chose dans un tiroir, dans une armoire, on se fait un mal terrible. C’est quelque chose qui grossit comme une maladie. Le jour très précis – lié à l’animal qui a causé la perte de mon père, le cheval – le jour, où en renouant avec le cheval que je détestais, j’ai appris à le monter et à me réconcilier avec lui, j’ai commencé à écrire sur moi, sur la perte de mon père, sur la perte de mon frère jumeau, sur tout ce qui fait ma vie car, aujourd’hui encore, j’ai l’impression de vivre avec ceux que j’ai perdus. À ce moment-là, j’ai compris qu’en couchant tout cela sur le papier, je me rendais aussi un fier service.

C’est la raison pour laquelle je vous disais que c’est une réponse très personnelle. J’ignore comment c’est pour les autres et si l’écriture est libératoire. Mais je sais que c’est inutile et sans doute très dangereux de taire ce qu’on a souffert, de cacher tout cela finalement… Quand j’ai écrit « Olivier », tardivement – il m’a fallu beaucoup de temps pour l’assumer – Anne-Marie l’a lu et je la vois encore me disant « Mais je ne savais pas (on parle de la femme qui partage ma vie !), je ne mesurais pas combien ton jumeau comptait chaque jour pour toi ». De même que quand j’ai écrit d’autres livres, mes propres enfants ont découvert ce que c’était que de porter sur ses épaules le poids d’un jumeau mort ou d’un père fauché de manière très précoce.

Je réponds un peu longuement à votre question mais tout cela me paraît important. La preuve qu’il faut le dire, c’est que, notamment après « La chute de cheval » et « Olivier », j’ai reçu un nombre incalculable de lettres, de témoignages, de lecteurs qui avaient perdu soit un père, soit un jumeau ou une jumelle. Ils m’ont fait part de leur désarroi et à tous, j’ai répondu : « Même si vous ne le publiez pas, écrivez-le ».

J.V. : En quoi l’écriture vous paraît-elle thérapeutique ?
J.G. : Je crois qu’il faut laisser une trace, c’est ma conviction profonde. Encore une fois, je pense qu’on peut écrire de très grands textes sans avoir vécu de tels drames. Mais en revanche, ne les garder que pour soi est un peu comme creuser un gouffre : on risque d’y tomber. Je suis par conséquent partisan, non de l’exhibition dont j’ai horreur, mais de la mise en lumière de tout ce qu’il y a de plus obscur en soi. 

J.V. : Vous venez d’évoquer vos lecteurs. Pensez-vous nécessairement à eux lorsque vous écrivez ou simplement à pouvoir mettre sur papier ce qui vous tourmente ?

J.G. : Je vais être tout à fait sincère : je ne pense pas aux lecteurs du tout ! Les lecteurs, c’est le bonheur qu’on obtient après, quand ils vous remercient d’avoir écrit certaines pages, certains livres. D’une certaine manière, je suis assez égoïste. J’écris pour les miens. Depuis mon premier livre, je ressens toujours, un peu comme en perspective, le regard de ma femme et de mes enfants. Les lecteurs m’apparaissent comme une récompense supplémentaire, ils viennent après.

Vous savez, lorsque mon père est mort de cette chute de cheval, mon premier réflexe a été d’entrer dans son bureau. Il était à la fois critique littéraire et éditeur. Et j’ai cherché en vain dans cette pièce des traces de ce qu’était peut-être notre vie, de ce qu’étaient ses enfants… et je n’ai rien trouvé ! Pour cause, à 45 ans, on ne peut pas toujours anticiper ce genre de disparition accidentelle. Mais je suis toujours un peu resté ce garçon qui cherchait des traces et qui n’a rien trouvé. Donc, de manière peut-être excessive, je n’arrête plus de laisser des traces. Quand j’ai écrit « Théâtre intime », c’était pour expliquer aux enfants, alors très jeunes, celle qu’avait été leur mère sur scène et qu’ils n’ont pas connue.

J.V. : Écrire, c’est donc laisser des traces ?

J.G. : Écrire, c’est la chance qu’on a, surtout quand on est publié, d’avoir l’occasion de laisser beaucoup de traces. Et tant pis si ça rend les choses moins opaques, moins secrètes. La seule chose que je ne sais pas faire en revanche, contrairement à beaucoup de mes confrères auteurs, c’est écrire dans la rancœur ou la détestation. Je ne peux pas imaginer écrire pour détruire des gens que j’aime. Je sais que c’est une tendance très à la mode mais pour moi, c’est l’inverse : écrire, c’est exprimer l’amour, la bienveillance, l’admiration, même envers ceux qui sont partis. C’est ma façon de voir les choses, au sens propre de « rendre grâce ».

J.V. : Comment vous est venue l’idée d’écrire sur la fin de vie de Gérard Philipe ? Rapidement ? Naturellement ?

J.G. : Non, pas vraiment… J’y pensais depuis très longtemps parce que c’est un peu le modèle de tous les livres que j’ai écrits finalement. Tous mes livres portent sur des vies brèves, la plus brève de toutes étant celle de mon frère renversé à six ans sous mes yeux. Même les personnages que j’ai fait entrer dans mon univers littéraire comme Jean Prévost, ou Jacques Lusseyran, l’aveugle… ont eu des vies brèves. Mais je m’obstine à croire qu’elles furent pleines, même si elles furent aussi brèves que celle d’un enfant. Il est évident que Gérard Philipe s’inscrivait dans cette lignée de manière exemplaire, mort à 36 ans au sommet de sa gloire et de son talent, de son art. Sauf que je m’étais retenu de le faire depuis très longtemps, précisément parce que je vis avec sa fille et que je suis son gendre. Même posthume, je suis son gendre. Je me sentais un peu retenu. Et puis un jour, j’ai pensé que le moment était venu.

J.V. : Pour quelle raison ? Comment expliquez-vous cette prise de conscience qui vous a fait réaliser que c’était le bon moment ?

J.G. : Et bien un jour, je parlais avec ma femme de Jacques Lusseyran qui est ce jeune aveugle résistant et déporté auquel j’ai consacré un livre. J’ai eu l’impression, à ce moment-là, que Gérard Philipe était justement la clé de voute de tout ce que j’avais écrit jusqu’à maintenant, mais de manière exemplaire.

C’est alors qu’Anne-Marie, parce qu’elle avait lu Le voyant, a pensé que c’était le moment ou jamais. Là, nous avons signé une sorte de contrat moral, tacite : évidemment j’écrirais le livre alors qu’elle ignorerait ce que j’allais écrire et la forme que j’allais donner au roman. Mais je lui ai dit qu’elle le lirait à la fin et que s’il elle pensait qu’il était fidèle, il paraîtrait ; à l’inverse, si ce n’était pas le cas, il ne paraîtrait pas. C’était très important pour moi. Encore une fois, je reviens à ce que font les autres qui écrivent sans se soucier des dommages collatéraux. Je ne pouvais publier ce livre qu’avec son aval.​

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J.V. : Elle l’a donc trouvé fidèle à l’image qu’elle se faisait de son père ?
J.G. : Plus encore. Elle a eu cette réaction magnifique en m’appelant en cours de lecture et en me disant : « Là où j’en suis de ma lecture, j’ai l’impression que mon père va s’en tirer ! ».
J.V. : C’est tout à fait le sentiment qu’on ressent à la lecture de votre livre !
J.G. : Cela m’a évidemment bouleversé et j’ai compris que j’avais réussi quelque chose : j’ai pu donner l’illusion à sa fille que tout n’était pas perdu. Ce livre prenait alors tout son sens. Je l’ai donc remis tel quel à l’éditeur, sans penser alors d’ailleurs qu’il paraitrait exactement pour les soixante ans de sa disparition !
J.V. : Un hasard, par conséquent ?

J.G. : Plutôt le destin, je ne crois pas beaucoup aux hasards. C’est là qu’Anne-Marie m’a fait cet inestimable cadeau : accepter pour la collection « Écouter lire » de Gallimard, de lire ce livre. Je n’ai d’ailleurs pas pu l’écouter jusqu’au bout tellement j’étais au bord des larmes. C’était pour moi poignant de la voir raconter avec sa voix la mort de son père et surtout l’enfant qu’elle avait été.

Ce livre-là, « Le dernier hiver du Cid », depuis la fin de mon adolescence et ma rencontre avec Anne Philipe, était évident. C’était aussi je crois l’ultime preuve de ce qui me lie depuis toujours à Anne-Marie : son bonheur cet automne à voir le livre rencontrer énormément de lecteurs et prendre la place du grand silence que les institutions de mon pays ont observé. Il n’y a rien eu ni à Chaillot, ni à Avignon, ni à la maison Jean Vilar, ni nulle part. Finalement, c’est mon livre et sa lecture qui auront tenu lieu de commémoration. Ce bonheur-là chez elle a été le plus beau cadeau que ce livre pouvait m’offrir.

 

J.V. : J’imagine… Comment appréhendez-vous l’écriture d’un prochain livre après celui-ci qui, on l’a compris, constitue une sorte d’aboutissement ?​

J.G. : Le prochain sera très différent et précisément, il sera libéré de toute cette charge émotionnelle. Il ne sera pas rempli de mes fantômes.
J.V. : Sera-t-il consacré à nouveau à une vie brève ?

J.G. : Non, pas cette fois. Ce prochain livre sera débarrassé de tous les scrupules que je me suis imposés de respecter pour « Le dernier hiver ». Il sera un livre libéré, mais pas dans le sens où il était emprisonné. Je vais marquer une pause dans ma galerie des vies brèves et des exercices d’admiration. Ça, c’est clair !

J.V. : Pour en revenir à votre personnalité de lecteur, pourriez-vous me dire quel est votre rythme de lecture ?​
J.G. : Je suis totalement incapable de vous le dire !
J.V. : Vous ne vous imposez donc pas une discipline en la matière ?​

J.G. : D’abord, pour ce qui est de mon métier, j’ai des contraintes multiples. J’ai l’obligation, pour le Journal et pour la radio, de voir beaucoup de films, de pièces et de lire de nombreux livres. Vous imaginez bien que tout se fait de manière intensive. Je profite de tous les moments pour lire. Par exemple, je reviens d’un voyage très lointain en Arabie Saoudite. Des dizaines d’heures d’avion m’ont permis de lire quelques livres. Je vais aussi dans ma Normandie indispensable toutes les semaines en train, ce qui me permet de lire beaucoup. Le soir aussi, je lis, en sortant de projections ou de théâtres.

J.V. : Vous autorisez-vous à interrompre une lecture qui ne vous enthousiasme pas ?
J.G. : Bien sûr, plein de fois ! En période de rentrée littéraire où les livres sont très nombreux, quand je vois qu’au bout de vingt ou trente pages, ça ne prend pas chez moi – ce qui n’empêche pas que ça peut prendre chez d’autres – j’arrête évidemment. Je n’aime pas aller jusqu’au bout d’une déception. Donc quand je sens qu’un livre n’est pas pour moi, je préfère arrêter sa lecture. Pour tenter de répondre à votre question, je dirais que je lis vraiment trois livres par semaine, pas plus.
J.V. : C’est déjà beaucoup ! Quelles sont les dernières lectures qui vous ont le plus marqué ?
J.G. : Je viens de lire un premier livre qui m’a beaucoup plu, écrit par une femme que je ne connais pas et qui s’appelle « Le tiers temps », chez Gallimard (ndlr : l’auteur de ce premier roman est Maylis Besserie) et qui raconte les derniers jours, non pas de Gérard Philipe mais de Samuel Beckett dans sa maison de retraite à Paris.
J.V. : Y avez-vous vu des similitudes avec votre livre ?

J.G. : Pas du tout : contrairement à moi qui ait souhaité faire un livre très précis historiquement, elle fait de Beckett un personnage d’une pièce ou d’un roman de Beckett, ce qui est très bien ! Elle interprète à sa manière, c’est un pur roman et non un récit chronologique comme le mien. J’ai aussi lu un livre qui m’a beaucoup intéressé d’un certain Bertrand Leclair, qui s’appelle « Aux confins du soleil » ; c’est l’histoire assez incroyable d’un manuscrit retrouvé, d’un jeune homme qui aurait accompagné autrefois un homme, Jean-Baptiste Tavernier au XVIIe siècle. J’ai aussi lu un petit livre écrit par Xavier Houssaint, « L’officier de fortune » : il est très beau, écrit à la première personne du singulier comme s’il était son propre père.

J.V. : Qu’est-ce qui vous a conduit à exercer dans le milieu littéraire plutôt que dans celui de la médecine ?

J.G. : C’est une très bonne question parce que, précisément quand j’étais adolescent, au lycée Henri IV, j’étais en classe scientifique : je souhaitais exercer la profession de médecin, comme mes aïeux. J’aurais rêvé d’être médecin comme mes deux grands-pères. Et c’est là qu’est arrivé le drame. J’allais entrer en Terminale, je me souviens très bien, quand mon père est mort. Lui avait fait le choix d’études littéraires au même lycée Henri IV, à Paris. Là, par amour fou de ce père que j’aimais et que j’admirais, j’ai totalement obliqué et ai abandonné la classe scientifique pour passer en terminale littéraire, puis entrer ensuite en Khâgne et en Hypokhâgne toujours à Henri IV, c’est-à-dire dans les mêmes préparations à Normale que celles de mon père. Mon geste, pour le coup, a été celui d’un orphelin : j’ai complètement changé de voie pour essayer de ressembler à mon père.

J.V. : En quoi, selon vous, les métiers de journaliste littéraire et de critique littéraire diffèrent-ils ?

J.G. : Je dirais qu’en ce qui me concerne, j’ai été journaliste littéraire pendant très longtemps et culturel en général. J’ai réalisé beaucoup d’enquêtes, de reportages, de portraits… et avec le temps, je suis devenu plutôt critique. J’ai un peu fait le tour du journalisme et ai arrêté les rencontres, les visites aux écrivains. Je me concentre maintenant sur ce que je pense faire le mieux, c’est-à-dire des critiques.

J.V. : Et quelles sont à vos yeux les qualités requises d’un bon critique ?​

J.G. : Il n’y a absolument pas de règle, sinon évidemment d’être le plus proche possible de l’œuvre et d’être d’une très grande sincérité. J’ai toujours pensé qu’un bon critique littéraire était celui qui pouvait lire un livre en faisant totalement abstraction de ce qu’était la couverture, l’éditeur…

J.V. : Et même l’auteur ?

J.G. : Oui, c’est important de mettre de côté l’auteur de l’œuvre. Je pense que pour entrer dans un texte, il faut être le plus vierge possible. Je déteste « la vie littéraire », je ne la fréquente jamais. Lire, c’est vraiment se débarrasser de tout ce qui entoure la vie du livre. Tout cela m’apparaît sans intérêt, maintenant je peux le dire ! Le texte pour moi doit être brut, débarrassé de tout ce qui peut l’encombrer.

J.V. : Y compris ce qui fait la personnalité de l’auteur, vraiment ?
J.G. : Pour moi, oui, absolument.
J.V. :  Et quelle est la mission du critique littéraire, selon vous ?

J.G. : Alors là, j’ai toujours pensé, et cela va bien au-delà de la littérature, que la critique culturelle au sens large, correspondait, en plus modeste bien sûr, à tout le travail qu’avait fait Jean Vilar au TNP. Ce que j’aimais dans la mission de Vilar est qu’il offrait les plus grands textes, les plus beaux du théâtre d’hier et d’aujourd’hui, d’abord au public qui n’a pas été éduqué pour le recevoir. Apporter les plus belles choses au plus grand nombre et pas seulement aux privilégiés qui ont la chance d’aller au théâtre. Pour moi, être un bon critique est d’offrir au plus grand nombre possible. Être un passeur, c’est cela l’idéal : souffler dans l’oreille de quelqu’un qu’il faut aller voir un film, lire un livre, voir une pièce et le faire sans soucier de qui produit, publie, etc… Le critique a vraiment le rôle d’un passeur à mon sens.

J.V. :  Comment avez-vous pensé à entrer au Masque et la Plume, l’émission que vous produisez et animez aujourd’hui et qui est diffusée tous les dimanches soirs sur France Inter ?

J.G. : J’étais tout jeune critique aux Nouvelles littéraires, j’avais 23 ans quand François-Régis Bastide, qui animait alors l’émission m’a proposé d’y entrer. J’étais bien sûr très intimidé, très traqueur, d’autant que c’était en public. Il fut remplacé en 1982 par Pierre Bouteiller qui, en 1989, est devenu directeur des programmes de France Inter et a donc abandonné l’animation du Masque et m’a proposé de prendre sa place. À l’époque, j’avais une trentaine d’années et je dirigeais le service culturel de L’Evénement du Jeudi. J’étais alors le seul de la bande à être pluri culturel : je lisais bien sûr mais déjà, j’allais voir des films et des pièces. Il a donc pensé que j’étais non pas le meilleur mais le plus apte, du jour au lendemain, à prendre sa place pour animer l’émission. Tout cela s’est fait de manière assez naturelle, et je dirais même familiale. Les animateurs du Masque, François-Régis Bastide, Michel Polac, Pierre Bouteiller, et moi, étions comme une petite famille. Il n’y avait rien de protocolaire, tout se faisait dans l’amitié et la complicité.

J.V. :  Comment opérez-vous la sélection des livres dont vous débattez au Masque et la Plume ?

J.G. : Ce n’est pas très édifiant. Vous savez, l’essentiel est qu’il y ait un débat. Une émission littéraire par mois, c’est très peu, elle se doit d’être vivante. Comme c’est une émission culturelle très populaire, avec énormément d’auditeurs, je suis obligé de prendre en priorité des livres qui vont toucher pour certains le grand public. J’en choisis cinq par mois parmi les centaines qui paraissent… Il y a très peu de place dans l’émission pour des textes rares, confidentiels que je réserve plutôt à mes chroniques de L’Obs.

J.V. :  Pourquoi ne pas en faire davantage sur les livres ?

J.G. : Tout simplement pour répondre au souhait du public. Avec le temps, l’émission est devenue un rendez-vous cinématographique incontournable. La demande prioritaire des auditeurs est qu’on leur parle de cinéma. Il faut dire les choses clairement. Avec deux émissions par mois consacrées au 7e art, soit 13 ou 14 films, on est déjà loin de tout ce qui sort sur les écrans. Par conséquent, je ne peux faire moins de deux émissions. Encore une fois, quand je fais une émission consacrée au cinéma, les réactions viennent par centaines dès le lendemain, de France, de Suisse, de Belgique, du monde entier ! Je vois bien qu’il y a une portée universelle de cette discipline qu’est le cinéma.

J.V. :  Et qu’en est-il de la littérature ?

J.G. : C’est moins le cas. Les auditeurs réagissent mais beaucoup moins que pour le cinéma. Quant au théâtre, c’est encore moins que les livres. Par conséquent, je ne vais pas me tirer une balle dans le pied même s’il ne faut pas toujours offrir aux auditeurs ce qu’ils veulent. Je ne peux malheureusement réduire la programmation cinéma au bénéfice des livres.

J.V. :  Quels intérêts les critiques négatives vis-à-vis d’une œuvre présentent-elles selon vous pour les lecteurs, les auditeurs ?

J.G. : Elles me paraissent indispensables : c’est une question de crédibilité. Le problème est que nous vivons dans une époque où pour des raisons commerciales, des partenariats, les radios ont plutôt tendance à diffuser ce que j’appellerais un robinet d’eau tiède : tout est magnifique, les comédiens sont géniaux, les livres sont sublimes et les metteurs en scène sont exceptionnels ! Je pense que l’éloge pose problème quand il est fait de manière répétée, systématique. C’est affreux à dire mais la critique négative a une seule vertu : c’est qu’elle rend la critique positive tout d’un coup éclatante. Il faut parfois blâmer pour faire passer un enthousiasme.

Si, dans une émission, qu’elle soit consacrée aux films, aux livres ou au théâtre, tout est magnifique et merveilleux, vous êtes certain de ne pas avoir de puissance prescriptrice. Quand vous dites à l’inverse que tel film n’est pas bon mais que tel autre est magnifique, pareil pour les livres, vous savez qu’immédiatement, les auditeurs vont en tirer des bénéfices, aller acheter le livre ou aller dans une salle de cinéma. C’est parce que le contexte général de l’audiovisuel est entré dans le règne de l’éloge systématique que cette émission rencontre autant de succès le dimanche soir. Les gens veulent entendre un son de vérité. Ils peuvent être en total désaccord avec ce que pensent les critiques mais ne doivent pas considérer qu’ils mentent ou qu’ils ne sont pas sincères. Le mérite parfois de la critique négative, c’est qu’elle accrédite le fait qu’elle est sincère.

J.V. :  Les critiques du Masque le sont-ils toujours et ne jouent-ils pas parfois un rôle au bénéfice de l’animation du débat ?

J.G. : Vous savez, l’émission se fait en public. On ne ment pas devant un public. On peut mentir dans un studio fermé, quand on est entre soi. Mais devant un public massif – ce sont des centaines de spectateurs – on ne peut pas vraiment mentir. Et puis c’est inscrit dans les gênes de l’émission depuis sa création il y a plus de soixante ans !

J.V. :  Est-ce la raison pour laquelle vous faites l’émission en public ? Obtenir une authenticité, une sincérité qui n’émergeraient pas autrement ?

J.G. : Je le fais de cette manière car elle a été conçue comme cela et j’en ai hérité ainsi. Mes prédécesseurs ont toujours enregistré cette émission en public. Donc je ne change pas la règle. Par ailleurs, s’il y a une chose que je ne supportais pas dans notre métier de journaliste ou critique culturel, c’était l’entre soi, quand on se parle avec des codes, des mots entendus, des formules que nous sommes seuls à comprendre… Moi, je n’aime qu’une seule chose dans ce métier, c’est de m’adresser au public. Réaliser cette émission entouré de critiques qui ne me regardent pas mais qui regardent le public, je trouve que c’est un gage de sincérité, un gage de crédibilité, un gage surtout d’honnêteté et donc c’est très important.

Lorsque vous faites une émission avec des critiques dans un studio fermé, c’est le prétexte à une entente cordiale entre des gens qui connaissent le métier, des « professionnels de la profession » comme dit l’autre et je n’aime pas ça. Mon émission est enregistrée aujourd’hui dans un vrai théâtre à Paris et je sais que c’est ce rapport presque physique entre une tribune de critiques et un public qui en plus a la parole – il peut, s’il le réclame, avoir le micro et parler – qui fait la spécificité et même l’unicité de cette émission.

J.V. :  Vous arrive-t-il parfois néanmoins de regretter certains propos qui peuvent être très durs à propos d’œuvres ?

J.G. : Oui, bien sûr, évidemment. Mais c’est le problème d’une émission qui est enregistrée dans les conditions du direct, qui n’est pas montée. Les dérapages sont malheureusement inévitables. J’en regrette certains, c’est évident. Mais il y a deux solutions. Soit vous faites une émission encore une fois propre et je connais des confrères et des consœurs qui font des émissions qui durent le double et qui coupent ensuite. Cela donne des émissions totalement ripolinées. Soit vous ne montez rien. Pour ma part, je pense que c’est y compris dans ses dérapages et dans ses erreurs que le son de la vérité peut surgir tel quel. Mon émission est d’autant moins montable qu’elle se passe en public.

J.V. :  Il semble que parfois, vous tentez de tempérer certains propos véhéments…

J.G. : J’essaie, en effet. Il peut y avoir de la casse mais on ne peut me reprocher de faire une émission polissée. Quand j’écoute les émissions d’autrefois, c’était souvent encore plus violent. Je me dis qu’aujourd’hui, cette émission respecte son ADN.

J.V. :  Equilibrez-vous les critiques de votre émission de manière à susciter le débat ?
J.G. : Cette émission n’est pas préparée ni avec les critiques ni avec quiconque. Ils arrivent et on enregistre. Il n’y a pas de préparation. Je découvre ce qu’ils ont pensé en même temps que le public. C’est ce qui fait la force de l’émission je crois.
J.V. :  Et en tant qu’auteur, redoutez-vous les critiques ?
J.G. : Pas au Masque puisque par principe, je refuse qu’on évoque même l’un de mes livres à l’antenne. Mais je comprends très bien les critiques négatives et les accepte : je connais trop ce que c’est. Ce sont les règles du jeu ! Et c’est parfaitement légitime.
J.V. :  Nous avons évoqué Jacques Chessex. Quel est votre lien avec la Suisse aujourd’hui ?

J.G. : À une époque, j’y allais tout le temps ! Aujourd’hui, mon lien est essentiellement littéraire. Je lis beaucoup d’auteurs romands, par fidélité. 

C’est une littérature que j’ai toujours placée très haut : elle ose se confronter à des démons, au mal parfois.

Jacques était l’incarnation de cette littérature que j’aime. C’est une littérature qui me parle et me touche. Je ne sais pas dire pourquoi mais je l’ai toujours tenue pour grande. Je ne dirais pas cela forcément du cinéma suisse… il y a de très belles choses mais aussi de moins réussies. Je suis très marqué par la richesse, par la noirceur aussi quand même, la confrontation qui impriment la littérature romande et qui sont sans doute dues à l’histoire calviniste de ce pays. Je la trouve très forte.

J.V. :  Que représente la Société de lecture de Genève, où vous intervenez le 3 mars ?
J.G. : J’y reviens pour la troisième fois avec énormément de plaisir. Comment ne pas apprécier et l’institution, et le lieu et Delphine de Candolle ? Il n’y a pas d’équivalent chez nous !◾️
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