Entretien avec Clara Luciani
© Fiona Torre
C’est en Suisse romande que Clara Luciani a achevé sa tournée de 2021, enflammant littéralement les Docks de Lausanne le 18 novembre. Des performances mises en valeur par une spontanéité et une sincérité désarmantes, à l’image de l’entretien qu’elle m’a accordé pour le ELLE Suisse.
En seulement deux albums – et déjà une Victoire de la musique à son actif -, Clara Luciani s’est très rapidement imposée au premier plan de la scène musicale francophone grâce à une écriture ciselée, des mélodies entêtantes, et une personnalité solaire! Ce «cœur sur pattes», comme la surnomme affectueusement son père, maîtrise déjà à la perfection l’art délicat de l’équilibre scénique, alternant savamment tubes et titres plus intimistes.
Julie Vasa. Vous êtes déjà venue vous produire en Suisse. Quel souvenir vous en conservez-vous, après un choc frontal avec… une enceinte ?
Clara Luciani. Cette enceinte est un souvenir plutôt amusant…
J.V. Et cette spectatrice ivre qui avait déposé sa bière sur la scène du Chat noir, à vos pieds… ? J’avais admiré votre flegme !
C.L. Très honnêtement, on a commencé dans des salles minuscules où nous avons connu des incidents bien pires que ça ! J’ai souvenir qu’au Chat noir, le public était attentif et je retiens davantage cela que les trouble-fêtes !
Encore aujourd’hui, je trouve cela extraordinaire de pouvoir vivre de ma passion. C’est pour cette raison que je demeure patiente et tolérante, même vis-à-vis de personnes dans le public qui ne sont pas très correctes.
De façon générale, j’aime beaucoup venir en Suisse. J’ai le souvenir d’un festival à Bulle où j’ai découvert ce qui est devenu ma passion gastronomique : la crème de gruyère !
J.V. Je comprends !
C.L. Et en fait, je suis très malheureuse de pas pouvoir en profiter en France.
J.V. Si j’avais su, je vous en aurais apporté !
C.L. Et bien j’en ai reçu figurez-vous ! Une fan, qui sera ce soir dans le public je pense, a fait livrer ici de la crème de gruyère et des meringues ! Je n’ai pas réussi à m’arrêter d’en manger et j’ai même été obligée de les cacher dans la loge des choristes, sinon, j’aurais tout mangé !
J.V. Redoutable !
C.L. On mange tellement bien en Suisse. J’adore le fromage et je suis donc aux anges ici. Plus sérieusement, on a toujours un super accueil. Je suis très heureuse de finir ce petit bout de tournée ici.
J.V. Avant de revenir bientôt… Le public suisse vous retrouvera à deux reprises en 2022, lors du Festineuch le 10 juin puis à l’Arena de Genève le 7 octobre. Avez-vous une préférence entre les petites et les grandes salles ?
C.L. À vrai dire, pas vraiment… Je n’ai pas commencé la tournée des zéniths et n’ai jamais joué dans un ! Pour l’instant, je ne connais donc que les « petites salles »…
J.V. Adolescente, il vous est arrivé d’être harcelée, moquée pour votre grande taille… La scène représente-t-elle un moyen de dépasser tout cela ?
C.L. Complètement ! C’est un peu mon costume de super héroïne ! Je ne suis pas très sûre de moi dans la vie, d’un naturel plutôt timide. C’est comme si une autre moi apparaissait sous les projecteurs et c’est assez grisant ! Je n’ai pas véritablement de personnage de scène, je reste moi-même mais sans doute dans une version un peu plus décomplexée. J’ai bizarrement l’impression d’être moins réservée sur scène que dans la vie.
« J’ai bizarrement l’impression d’être moins réservée sur scène que dans la vie. »
J.V. Quand avez-vous réalisé le talent dont vous disposiez, celui d’émouvoir avec vos mots ?
C.L. Je ne sais pas si j’ai le talent de quoi que ce soit mais j’ai réalisé très vite que c’était ce que je voulais faire et que c’était impensable de faire autre chose. À partir de ce moment-là, je me suis donné les moyens de mes ambitions mais je crois que finalement, dans une carrière musicale, le talent – sans doute nécessaire – intervient peu par rapport à la persévérance et à la passion. Je crois que c’est cela qui fait la différence sur le long terme. Des gens sont beaucoup plus doués que moi mais risquent de s’essouffler plus vite !
J.V. Comment avez-vous vécu la période de confinement ?
C.L. Je l’ai très mal vécue, je ne vais pas faire semblant avec vous ! Mais si je l’avais mieux vécue, je n’aurais pas réalisé mon album. Tout s’est finalement bien goupillé. J’ai eu besoin de me créer une béquille et elle a été ensoleillée et disco. J’ai eu beaucoup de chance de pouvoir me réfugier dans ma passion et dans le fait d’avoir ce projet. C’est un moment dans nos vies où beaucoup d’entre nous ont été privés de projets… J’avais ce disque là en ligne de mire, je ne l’ai pas quitté de vue. Cela m’a vraiment aidée.
J.V. Une période plutôt créative donc pour vous … ?
C.L. Ce n’était pas évident parce qu’on attendait justement des artistes qu’ils créent. Je crois qu’un ingrédient essentiel pour la création est l’« hyper liberté » et l’espace aussi… Beaucoup d’artistes ont la bougeotte, on a besoin de se nourrir d’expériences, de sensations… Sur notre canapé, il se passe moins de choses !
J.V. Un deuxième livre, un deuxième album, s’avèrent souvent délicats. L’avez-vous perçu de cette manière, surtout après l’énorme succès de « La Grenade » ?
C.L. Ah oui, c’est terrible ! Tout le monde me le disait et en même temps, si le premier album n’avait pas été un succès, le deuxième aurait été ma dernière chance pour percer ! Dans tous les cas, un deuxième livre ou un deuxième album est toujours une tâche compliquée, j’étais prévenue !
J.V. « La Grenade » vous a classée parmi les artistes engagées, féministes. Quel mot qualifierait le mieux votre deuxième album, en dehors de son titre sur lequel nous allons revenir ?
C.L. Solaire, mais pas que, ce serait réducteur. Dans le son, il l’est… Je dirais aussi introspectif, comme le premier d’ailleurs ! Je crois que je ne saurais pas faire autre chose que cela !
J.V. Vous avez intitulé votre disque « Cœur », mot que l’on retrouve d’ailleurs dans toutes vos chansons. Pour quelle raison ?
C.L. Je ne m’en suis pas réellement rendue compte en réalité et puis c’est un mot que j’adore. Je suis passionnée des cœurs, des ex-votos en général, de la représentation du cœur. Je n’avais malheureusement pas pu me rendre à l’exposition du musée de la vie romantique à Paris sur la thématique du cœur et avais donc commandé en ligne le bouquin. J’y avais trouvé plein de citations que j’adorais, notamment une de George Sand que j’ai mise à l’intérieur du disque.
J’ai toujours été un peu hantée par ce mot… En plus, j’aime les mots qui ressemblent à leur signification et je trouve cela très beau que dans « cœur », on ait ces deux lettres entrelacées. Et puis le fait que ce soit un mot très court, presque comme un battement déjà et puis aussi une conversation que j’ai eue un jour avec mon papa : il me disait « De toutes façons, ma fille, tu es un cœur sur pattes ». Ce qu’il veut dire par là je pense, c’est que je suis un être de sentiments, beaucoup plus que de raison malheureusement… Je suis vraiment guidée par mes sentiments. « Cœur », c’est ma ligne de conduite.
« Je suis un être de sentiments, beaucoup plus que de raison malheureusement… Je suis vraiment guidée par mes sentiments. « Cœur », c’est ma ligne de conduite. »
J.V. Avez-vous pensé au public, à la scène en écrivant cet album ?
C.L. À la scène, oui ! Au public, pas forcément. Je ne me demande pas quand j’écris si cela va plaire au plus de monde possible. J’ai pu être tentée de le faire quand j’ai commencé à écrire mais, très vite, j’ai abandonné cette idée parce que je pense qu’elle est complètement contre-productive. Par contre, j’ai pensé au public qui allait venir aux concerts. Quand j’étais en studio en train d’enregistrer « Respire encore », j’ai ajouté le petit passage qui fait « allez, respire encore, allez, allez, allez… » : je voulais un moment où je puisse faire monter les gens en tension ! Du coup, oui, j’ai pensé à la scène en écrivant cet album, beaucoup plus que pour le précédent.
J.V. Vos textes sont très forts et votre écriture ciselée. Vous avez d’ailleurs cité George Sand tout à l’heure et avez posté une photo du dernier livre de Pénélope Bagieu ce matin. Quel est votre rapport à la littérature ?
C.L. J’ai un rapport assez sain à la littérature. Je ne m’oblige pas à lire que des choses compliquées, des essais… je lis de tout. J’apprécie particulièrement la littérature anglaise du XIXe… mais pas seulement ! Je suis en mode BD en ce moment. Je lis actuellement une BD écologiste, « Le monde sans fin » de Jean-Marc Jancovici et Christophe Blain. C’est assez intéressant, c’est vulgarisé et cela me permet de me plonger un peu plus dans ces questions. C’est super les BD pour ça : c’est une porte d’accès très facile pour plein de sujets compliqués ou un peu ennuyeux comme pourraient l’être de longues biographies de personnages historiques un peu oubliés. Ce format rend tout facile et agréable, en particulier en tournée : on peut s’arrêter et reprendre plus tard, c’est pratique. En ce qui concerne la BD de Pénélope Bagieu, je l’ai trouvée exquise !
J.V. Vos lectures vous inspirent-elles pour certains textes ?
C.L. Oui ! J’ai même une chanson qui s’appelle « Bovary » ! J’ai pu citer dans ma chanson « Comme toi », Verlaine avec « ce coeur qui s’écoeure », c’est une expression que je lui ai « fauchée ». « La paix », c’est clairement une vision exotique typique baudelairienne. Dans cet album, la chanson « La place » est en référence à un livre d’Annie Ernaux. Mine de rien, je me nourris de tout cela !
J.V. Vous avez je crois dessiné la couverture d’une version récente des « Fleurs du mal ». D’autres formes d’arts pourraient-elles vous attirer ?
C.L. Totalement ! Je suis très curieuse et hyper attirée par tout cela. Mais j’ai l’impression que si je me disperse, je vais perdre en qualité. Chaque chose en son temps… La musique a pris tellement de place dans ma vie que je n’arrive pas à voir autre chose pour le moment. Après, finalement, le confinement a aidé. Comme je ne pouvais aller en tournée, j’ai pu réaliser la couverture des Fleurs du Mal que vous évoquiez. J’ai aussi dessiné une collection de vêtements pour Sandro. Tout cela m’attire beaucoup mais ma vie, pour le moment, c’est la musique. Ce sont des activités parallèles qui me nourrissent mais qui me sont moins essentielles.
J.V. Quelles sont les collaborations qui vous ont le plus marquée à ce jour ?
C.L. J’ai beaucoup aimé écrire, pendant le confinement, pour Julien Clerc et Sylvie Vartan. J’étais très touchée qu’ils acceptent de travailler avec moi. Et puis j’ai adoré aussi travailler avec Nekfeu à l’époque. Ce fut une collaboration spéciale : je suis d’abord complètement sortie de ma zone de confort et puis j’ai trouvé cela vraiment honorable de sa part, au stade où il en était de sa carrière, de faire appel à quelqu’un qui était absolument inconnu au bataillon. Il avait juste entendu ma voix sur une chanson de La femme je crois et il a eu la curiosité de venir me chercher ! Je regarde rétrospectivement cette collaboration avec beaucoup de tendresse.
J.V. Quelles sont celles dont vous rêvez ?
C.L. Elles sont nombreuses ! J’ai toujours ce rêve inassouvi de chanter avec Françoise Hardy mais son état de santé est compliqué, je ne désespère pas… Et puis, j’aimerais aussi beaucoup chanter avec Harry Styles, c’est quelqu’un de très inspirant.
J.V. Qu’est-ce qu’une bonne chanson selon vous ? Celle dont la mélodie entre dans la tête tout de suite ou celle avec des textes magnifiques ?
C.L. Pour une chanson, c’est la mélodie. J’y suis très sensible. Le texte est très important aussi mais c’est presque un poème à part. On peut avoir une bonne chanson sans avoir un bon texte je pense. La réciproque n’est pas vraie. Pour moi, la mélodie est la plus chose la plus importante. Il faut que ça soit quelque chose dont on se souvienne. Je suis amoureuse des grands faiseurs de mélodies. Les deux modèles de ma vie sont Paul McCartney et Michel Legrand. À chaque fois que j’entends une mélodie de l’un ou de l’autre, elle me va droit au cœur. C’est pour ça que je dis que finalement, le texte, peut-être, n’est pas si important. Je ne parle pas très bien anglais et il y a plein de chansons de McCartney que je ne comprends pas très bien et pour autant, elles m’obsèdent.
J.V. Quels sont vos principaux sujets d’inspiration ?
C.L. La Vie dans sa banalité, dans sa quotidienneté et puis l’Amour, sous toutes ses formes. Ça peut être ma sœur, mon grand-père, mes amis, tout ça se rejoint sous un même étendard ! Les femmes aussi beaucoup. Le fait d’être une femme je crois, pas de façon revendicative mais juste parfois mon rapport à mon corps, à ma féminité, à ma sensualité. C’est quelque chose que j’ai beaucoup de mal à évoquer pour autant. Je suis quelqu’un de très pudique. Et pourtant, je me retrouve à parler dans mes chansons de peau, de sein, de genou, de grain de beauté, alors que dans la vie, je suis pudique sur ces sujets !
J.V. Vous écrivez pour d’autres… Auriez-vous envie que certains artistes écrivent le texte de certaines de vos chansons ?
C.L. Peut-être, si un jour je me sens complètement sèche ce qui est possible… Je me demande toujours « Qu’est-ce que je vais pouvoir écrire après ça ? » et puis après, j’ai la chance de vivre des choses qui m’inspirent pour une bonne chanson. Je trouve cela très important de chanter mes paroles. Je peux collaborer en musique. Il y a plein de fois où je suis embêtée, par exemple avec un refrain, et je demande alors de l’aide. Ce n’est pas un problème pour moi. Par contre, je ne me sentirais pas capable de chanter les paroles de quelqu’un d’autre. C’est très bizarre.
J.V. Sauf en reprise alors ?
C.L. Même en reprise : c’est à tel point qu’à chaque fois, je prends des chansons anglaises et je les twiste en français ! Du coup, je les amène sur mon territoire et elles se mettent à me raconter.
J.V. Et quelle satisfaction éprouvez-vous à écrire pour d’autres ? N’est-ce pas frustrant de ne pas chanter ces chansons vous-même ?
C.L. C’est une satisfaction de tailleur. C’est faire un costume sur mesure et vouloir qu’il tombe à merveille. Donc ce n’est finalement même pas si frustrant que cela à la fin car le costume ne m’irait pas : ce ne sont pas mes mesures.
J.V. Dans cet album, vous écrivez « On n’épouse pas le chanteur ». Qu’en est-il de la chanteuse ?
C.L. Je ne vois toujours pas de bague à mon doigt… Je ne sais pas trop ce qui se passera dans ma vie. Je sais juste que je mène une vie de troubadour. J’ai écrit cette chanson « Le chanteur », en me posant des questions sur les chanteuses et en me m’interrogeant sur le genre de vie que je vais avoir, à quel point cette vie-là est compatible avec un schéma familial classique, tout en arrivant à donner autant d’amour à des enfants que celui que j’ai pu recevoir enfant moi-même. Comment adapter tout cela ? C’est vrai, j’approche la trentaine, la route est devenue ma vie et je me demande à quel moment je pourrai concevoir de laisser quelqu’un, un enfant, un mari …passer avant ma musique… C’est une des grandes questions que je me pose. ◾️