Des cœurs ordinaires – Catherine Locandro
Une lecture qui m’a emportée pour l’histoire d’abord et le suspense savamment instillé. Pour le style littéraire de Catherine Locandro aussi, fluide, qui plonge le lecteur au cœur d’intimités bien loin d’être ordinaires !
Éditeur : Gallimard
Nombre de pages : 256
Parution : Février 2019
Prix : 19 € ; Version ebook disponible
Que se passe-t-il chez nos voisins, lorsque leurs portes se ferment ? Un couple d’amoureux, un homme âgé aux bons soins d’une infirmière, une mère célibataire… Des bruits, des regards, quelques mots échangés sur un pallier et une imagination qui s’emballe ! Celle de Gabrielle, une veuve sexagénaire qui, jour après jour, observe les habitants de son immeuble du 14e arrondissement de Paris et tente parfois de lier contact avec certains d’entre eux, aidée d’un atout infaillible, un cake au citron pour les amadouer !
C’est ainsi qu’elle croise un jour une jeune femme, Anna, qui vient d’emménager avec le beau et ténébreux Sacha Malkine, son voisin de l’étage supérieur jamais apprivoisé durant les deux dernières années malgré quelques tentatives demeurées infructueuses. Gabrielle détecte immédiatement chez la jeune femme une fragilité qui attise sa curiosité d’autant plus fort que les échanges au sein du couple l’inquiètent chaque jour davantage. Et si Anna était sous tombée sous l’emprise d’un homme violent ?
©Jean-Marc Weber
Dans le huitième roman de Catherine Locandro, point de « Fenêtre sur cour » à la manière d’Hitchcock, ou de voisin tyrannique comme dans l’excellent roman de Tatiana de Rosnay qui porte ce titre. Simplement des solitudes, immenses, de celles qui isolent et me bouleversent. La solitude était déjà le thème majeur du précédent roman de l’auteur, « Pour que rien ne s’efface ». Dans « Des cœurs ordinaires », si le drame n’ouvre pas le roman, il est pourtant bien là. On le pressent rapidement grâce aux multiples indices habilement distillés et qui accrochent le lecteur au point de ne pouvoir lâcher le livre avant d’en avoir tourné la dernière page.
Quelques mots sur les protagonistes de cette histoire. Gabrielle, pour commencer, agace autant qu’elle serre le cœur. Sa manière de s’intéresser à la vie de ses voisins est assez horripilante. Elle guette les allers et venues des uns et des autres au point de s’immiscer parfois dans leurs vies et suscite ainsi le plus souvent le rejet. Et si cette curiosité malsaine ne faisait que masquer un ennui et un mal-être profond ? Gabrielle est en effet extrêmement seule. Son mari disparu, ne lui reste que son fils unique – Adrien – expatrié avec sa famille à l’autre bout du monde. Un fils a priori peu avenant, avare de nouvelles et même agressif lors de leurs trop rares entrevues. Alors Gabrielle trompe son ennui grâce à des cours d’informatique qui parviennent à l’occuper quelques heures. Restent ses voisins et son envie d’aider. L’arrivée d’Anna lui apparaît alors comme providentielle. Quoi de plus étrange qu’une jeune mariée si seule et si triste ?
« Je sais que tu ne penses jamais à mal. Mais tu peux être intrusive. Et finalement, ce n’est bon ni pour les autres ni pour toi » dit un jour Adrien à sa mère.
Vraiment ? Gabrielle va l’expérimenter à nouveau auprès de sa toute nouvelle voisine, si mystérieuse. En effet, le personnage d’Anna a de quoi surprendre. Alors même qu’elle vient d’emménager avec son compagnon, elle affiche une tristesse et un mal être infinis et semble souffrir elle aussi d’une immense solitude, isolée dans son appartement à relire des manuscrits pour un éditeur.
On comprend qu’elle sort d’un burn out après deux années d’enseignement dans la région de Grenoble où elle vivait auprès de ses parents. Sacha, qu’elle connaît depuis l’enfance, est un jour revenu dans leur région natale et l’attirance a été immédiate, irréfutable.
« Il n’y a pas d’issue. Nos corps sont faits l’un pour l’autre, tout comme nos âmes. Depuis toujours ».
Alors, pourquoi un si profond désarroi, le besoin de séances avec un psy, la prise indispensable d’anxiolytiques cachés à Sacha, et un secret les liant, inavouable ? Est-ce son prénom qui l’a condamnée à être triste ? C’est la question que se pose sa mère dans une lettre qu’elle lui adresse, si inquiète de l’état de sa fille dont elle regrette l’éloignement :
« Est-ce que je t’ai vouée au malheur en choisissant le prénom que tu portes ? En t’associant ainsi à une héroïne si tragique, éprise d’absolu est irrémédiablement seule ? Peut-être ne se méfie-t-on pas assez des prénoms que l’on donne, des destins qu’ils contiennent et qui s’emparent de nos existences ».
Si Anna Karénine pourrait ainsi être l’une des causes possibles de cet état dépressif, la littérature apparaît néanmoins comme une échappatoire, quelques moments de bonheur précieux pour Anna et des passages délicieux comme celui où elle s’apprête à rencontrer l’auteur d’un manuscrit qui l’a bouleversée :
« Je ne suis pas sûre qu’il soit souhaitable de rencontrer les artistes dont on admire l’œuvre. J’ai tant aimé ce manuscrit que j’ai peur d’être déçue. Je crains aussi, une fois devant lui, de paraître idiote et de ne pas trouver les mots justes pour décrire les émotions que m’a procurées son roman, le plaisir que j’ai eu à le lire ».
Tellement vrai ! Qui d’entre nous, lecteurs passionnés, ne se retrouve pas ici ?
Difficile d’aller beaucoup plus loin dans cette chronique, d’aborder tous les aspects de ce livre sans en trahir l’intrigue alors que j’en brûle d’envie ! Une lecture qui m’a donc emportée à de multiples égards, pour l’histoire d’abord et le suspense savamment installé. Pour le style littéraire de Catherine Locandro aussi, fluide, encore une fois cinématographique qui plonge le lecteur au cœur d’intimités bien loin d’être ordinaires !
©francesca-mantovani
À propos de l’auteur
Née à Nice en 1973, Catherine Locandro vit aujourd’hui à Bruxelles. Son premier roman, Clara la nuit (2004) a reçu le prix René Fallet. Cette scénariste – primée en 1997 pour L’Amour est à réinventer, dix histoires d’amour au temps du sida – a publié Sœurs (2005), Les Anges déçus (2007), Face au Pacifique (2009), L’Enfant de Calabre (2013), L’Histoire d’un amour (2014), Pour que rien ne s’efface (2017).
Le site de Catherine Locandro.