Réparer les vivants – Maylis de Kerangal
Un accident, des parents confrontés à la mort de leur enfant et à la question du don de ses organes. Vingt-quatre heures intenses et un mot qui surgit à la lecture de ce livre : « puissance » ! Celle d’un récit fort porté par un style littéraire qui l’est tout autant. Une lecture bouleversante qui interroge, nécessaire.
Éditeur : Gallimard
Nombre de pages : 288
Parution : 12/2013
Prix : 19,50 €
Versions ebook et poche disponibles
Sur ce livre, je vous invite à consulter l’éclairage juridique apporté par Delphine Meillet, Avocate au Barreau de Paris – Don d’organes : quelles sont les règles ?
J’avais lu ce livre à sa sortie et il m’avait alors fortement marquée, au point de prolonger le plaisir en plongeant dans « Le cœur d’une autre » de Tatiana de Rosnay que j’avais beaucoup apprécié aussi.
Un thème commun – la greffe d’un cœur – et des points de vue différents puisque si le premier s’intéresse au donneur, le second adopte davantage le point de vue du receveur.
Cette nouvelle lecture de « Réparer les vivants » à l’occasion d’une prescription scolaire de la professeur de français de ma fille (que je remercie pour ses belles suggestions !) me cueille à nouveau et de manière sans doute encore bien plus forte que la première fois puisque souhaitant rédiger quelques lignes à son propos, je m’interroge plus précisément sur ce qui m’a plu dans ce roman.
Un mot surgit alors : « puissance » ! À l’image des vagues du début du livre, tôt un matin aux Petites dalles près du Havre, celles sur lesquelles Simon et ses amis surfent : une puissance littéraire exprimée dans la description du plaisir pris par ces jeunes à se retrouver vivants, au creux des vagues, puis dans l’accident de voiture qui suit, simplement suggéré, et qui donne le ton, d’emblée.
Simon est grièvement blessé. Transporté à l’hôpital, placé sous respirateur artificiel, il est en état de mort cérébrale. Entre son réveil matinal aux aurores et la fin du roman, il se passe vingt-quatre heures. Un temps court, rythmé par les interventions des différents protagonistes de l’histoire. Car les heures sont comptées : il est indispensable d’aller vite si l’on souhaite être en mesure de faire profiter des personnes en attente de dons d’organes de ceux de Simon, en parfait état de marche. Encore faut-il parvenir à un accord sur ce don qui est loin d’aller de soi.
Que dit la loi à cet égard ? J’avais en tête, en débutant la lecture de ce livre, que cet accord était présumé et qu’il fallait avoir exprimé clairement son refus si l’on ne souhaitait pas que ses organes soient prélevés. Or, dans « Réparer les vivants », tout l’enjeu, semble-t-il, est de recueillir l’accord des parents de Simon (voir la vidéo de Maître Delphine Meillet, Avocat au Barreau de Paris, qui nous éclaire sur la législation en vigueur en la matière, si cruciale).
Une situation dans laquelle tout un chacun peut se retrouver confronté, en tant que donneur bien sûr, ou receveur malheureusement, mais ce n’est pas tout : que feriez-vous si votre enfant se retrouvait lui aussi, brutalement, en état de mort cérébrale ? Lui que vous embrassiez le matin si tendrement, et que vous découvrez quelques heures plus tard sur un lit d’hôpital, semblant endormi, alors que les médecins vous disent que tout est terminé et vous interrogent sur ce que vous envisagez pour ses organes.
C’est à ce cauchemar que sont confrontés les parents de Simon. En plein choc émotionnel à la suite de l’annonce de l’accident de leur fils, voilà qu’ils se retrouvent, hagards, dans le bureau d’un médecin évoquant le don des organes de leur fils. En réalité, ce n’est pas tant leur accord qui est recherché que celui qu’aurait exprimé Simon de son vivant. Ainsi, l’objectif des entretiens que le coordinateur des dons, Thomas, va conduire avec les parents de Simon, est de parvenir à identifier ce qu’aurait souhaité Simon.
D’une écriture fine, précise, chargée en symbolique puisque l’organe sur lequel se concentre tout le roman est le cœur de Simon, Maylis de Kerangal esquisse ainsi le ballet qui se joue en une journée, avec des moments de tension, de réflexion, d’émotion intense, décrivant au scalpel telle une chirurgienne des mots les réactions de chacun des protagonistes de l’histoire, leur cheminement intellectuel partant de l’accident au don des organes de Simon. Ce faisant, elle imprime à son roman un tempo remarquable, une tension dans laquelle on embarque, irrésistiblement, alternant entre mots et gestes.
« (…) j’ai conscience de la douleur qui est la vôtre, mais je dois aborder avec vous un sujet délicat – son visage est nimbé d’une lumière transparente et sa voix monte imperceptiblement d’un cran, absolument limpide quand il déclare :
– Nous sommes dans un contexte où il serait possible d’envisager que Simon fasse don de ses organes.
Bam. D’emblée. Thomas a posé sa voix sur la bonne fréquence et la pièce semble résonner comme un micro géant, un toucher de haute précision – roues du Rafale sur le pont d’envol du porte-avions, pinceau du calligraphe japonais, amortie du tennisman. Sean relève la tête, Marianne sursaute, tous deux chavirent leur regard dans celui de Thomas – ils commencent à entrevoir avec terreur ce qu’ils fabriquent ici, face à ce beau jeune homme au profil de médaille, ce beau jeune homme qui enchaîne avec calme. Je voudrais savoir si votre fils avait eu l’occasion de s’exprimer sur ce sujet, s’il lui est arrivé d’en parler avec vous.
Les murs valsent, le sol roule, Marianne et Sean sont assommés. Bouches bées, regards flottant au ras de la table basse, mains qui se tordent, et ce silence qui s’écoule, épais, noir, vertigineux, mélange l’affolement à la confusion. Un vide s’est ouvert là, devant eux (…) ».
« Réparer les vivants » est un livre bouleversant qui interroge et nous renvoie à nos pires cauchemars : comment supporter la disparition de ceux qu’on aime, d’autant plus quand certains, essentiels, sont déjà partis ? Et moi ? Que ferais-je aujourd’hui si je recevais un tel appel ? Serai-je capable de surmonter l’horreur de la disparition d’un des miens ? Pourrais-je survivre à la mort de l’un de ceux qui me constituent encore davantage que ceux dont j’ai déjà été amputée ?
En cela, la littérature me paraît essentielle, dotée de vertus extraordinaires : la lecture peut parfois nous apaiser car nous y trouvons les mots que nous n’arrivons pas à formuler, à poser sur des situations difficiles. Elle peut aussi, par anticipation, nous préparer à vivre certaines choses et lorsque celles-ci se présentent, les mots marquants lus dans le passé surgissent alors et se posent parfois comme des baumes sur nos cœurs meurtris. À mes yeux, « Réparer les vivants » fait partie de cette deuxième catégorie. Bien qu’il soit totalement impossible de se préparer à la disparition contre-nature de l’un de nos enfants, ce livre apporte une lumière en ce qu’il ouvre la voie à quelque chose de positif en dépit de l’horreur la plus absolue. Quand le pire devient supportable grâce à l’empathie suscitée par la perspective du don de soi : un cœur qui continue de battre, pour un autre, un fil de vie ténu, toujours présent.
À propos de l’auteur
Maylis de Kerangal, née en 1967, passe son enfance au Havre. Elle commence à travailler chez Gallimard jeunesse avant de faire deux séjours aux États-Unis. Elle publie son premier roman, « Je marche sous un ciel de traîne », en 2000, suivi de plusieurs autres. Elle crée les Éditions du Baron Perché spécialisées dans la jeunesse où elle travaille de 2004 à 2008, avant de se consacrer à l’écriture. Son roman « Naissance d’un pont » est couronné par le Prix Médicis. En 2014, elle reçoit pour « Réparer les vivants » le prix Orange du livre, le Prix RTL-LIRE, le prix Relay des voyageurs et le prix des lecteurs de l’Express-BFM TV. Le roman est adapté au cinéma par Katell Quillévéré avec Tahar Rahim, Émmanuelle Seigner et Anne Dorval, en 2016. Son dernier livre, « Un monde à portée de main » a paru en 2018 (Éditions Verticales).
Réparer les vivants, de Katell Quillévéré, 2016,