
Mon vrai nom est Elisabeth – Adèle Yon
A travers l’histoire de son arrière-grand-mère reconstituée, Adèle Yon lui redonne enfin une place, libérant la parole, et propose un essai passionnant !
Éditeur : Editions du sous-sol
Nombre de pages : 400
Parution : février 2025
Une maladie mentale peut-elle être génétique et se transmettre d’une génération à l’autre ? Cette question hanta longtemps la narratrice de ce livre, son arrière grand-mère – Betsy – ayant souffert de l’une d’entre elles au cours des années 50’. Mais flottait sur cette aïeule un épais mystère familial impossible à dissiper, renforcé par le fait que son visage était resté longtemps inconnu de son arrière petite-fille. Lorsqu’elle le découvrit enfin, sa frayeur se mua alors en une sorte de fascination lui donnant envie d’en savoir davantage. Le suicide de l’un des fils de Betsy l’y aida en déliant subitement les langues. Elle saisit cette opportunité pour mener l’enquête et tenter de découvrir celle dont le vrai nom fut Elisabeth et les causes de sa souffrance.
Le fruit de ses recherches est épatant à plus d’un titre. Ce qui frappe d’abord à la lecture de ce premier livre d’Adèle Yon, c’est sa forme polymorphe. Chercheuse de profession, elle propose ici un ouvrage original composé tel un patchwork d’archives, d’entretiens avec les membres de sa famille ayant côtoyé Betsy de manière plus ou moins lointaine, de correspondances, de réflexions qui, mis bout à bout, esquissent le portrait saisissant de cette femme à la physionomie étrange, sorte de « volatile » aux tempes marquées par de profondes et sombres cavités. L’autrice entraîne ainsi le lecteur au rythme de ses découvertes et partage avec lui sa sidération, ses incompréhensions et sa colère.
Elisabeth, dite Betsy, naquit en 1916. Si, devenue jeune fille, elle fut souvent courtisée au point d’être surnommée « La Tanagra » soulignant son élégance, un seul homme retint son attention, André. Ensemble, ils eurent six enfants. Pourtant, dès la naissance du deuxième, l’état de santé de Betsy se dégrada au point d’être quelques années plus tard internée. D’abord volontairement en 1950, puis sous contrainte l’année suivante. La cause inscrite sur son bulletin d’admission dans l’institution médicale : schizophrénie. Un doute surgit néanmoins au fil des pages… Et si Betsy avait en réalité été la victime d’une société largement patriarcale ? Y avait-il chez elle une certaine fragilité, un terrain propice à un déséquilibre mental qui se transmettrait de génération en génération ? Ou bien son internement durant 17 longues années au cours desquelles elle connut les affres de la lobotomie (mutilation essentiellement pratiquée chez les sujets féminins…) répondait-il à un besoin de venir à bout d’une résistante refusant de rentrer dans le rang, une insoumise éprise de liberté ?
Que penser en effet d’un homme écrivant à sa future épouse : « que vous le vouliez, ou non, j’aurai une grande responsabilité. Car le seigneur a voulu qu’un mari conduise sa femme. Sans doute vous êtes libre, mais jusqu’à un certain point seulement, car je suis votre chef. La providence m’a institué, tel. ». Et ajoutant par la suite, partant du constat que deux personnalités fortes ne peuvent pas vivre ensemble sans qu’il y ait des frottement, « raison pour laquelle l’église demande à la femme t’obéir à son mari. Je vous demande de réfléchir sérieusement à cette idée, je crois que sa mise en pratique améliorerait beaucoup notre vie conjugal».
A force de persévérance et de pugnacité, Adèle Yon fait la lumière sur toute cette affaire, éclairant d’un jour nouveau la manière dont la société, savants y compris, considérait les femmes à cette époque et ce qu’a pu représenter la lobotomie, psychochirurgie pratiquée entre 1945 et 1955. Si certains de ses interlocuteurs auraient étonnamment préféré que le silence demeure, la plupart d’entre eux lui sont reconnaissants des démarches entreprises et de la parole enfin libérée ; première d’entre elles, sa grand-mère, fille ainée de Betsy.
Celle qui fut jusqu’à ce livre un « non-sujet » retrouve une dignité certaine, une existence réhabilitée grâce à la ténacité de l’une de ses descendantes soucieuse de vérité. Adèle Yon réalise ainsi l’une des plus belles œuvres qui soit et une entrée en littérature remarquable.

©️Charlotte Krebs
A propos de l’auteure
Née en 1994 à Paris, Adèle Yon enquête, écrit et cuisine. Normalienne, chercheuse en études cinématographiques, c’est à l’occasion de sa thèse au sein du laboratoire de recherche-création SACRe qu’elle se lance dans l’écriture. Parallèlement, elle travaille à Paris et dans la Sarthe comme cheffe de cuisine.