L’ordre des choses  – Marion Muller-Colard

Nous sommes nombreux à être pétris de grands principes et de certitudes… dans le domaine de la santé par exemple : « si je suis affecté d’une maladie mortelle incurable, je ne veux pas souffrir et je refuse tout acharnement thérapeutique ; si je ne suis plus conscient, je souhaite que X accède à mes dernières volontés dont celle de mourir dignement… ». Pourtant, lorsqu’un tel événement survient, il n’est pas rare que certaines « évidences » vacillent.

Marion Muller-Colard y a été confrontée. Théologienne et écrivaine, directrice des Editions Labor et Fides installées à Genève, elle a également été membre en France du Comité Consultatif National d’Éthique de 2017 à 2023, organisme visant à mettre en lumière les questions éthiques soulevées par les progrès des sciences sur la santé et la société et à fournir un éclairage utile aux décideurs et au débat public sur les enjeux éthiques de ces progrès. La question de la fin de vie y a naturellement été débattue et l’autrice s’est longtemps positionnée contre une loi pour une aide active à mourir, ce dont elle s’explique dans le présent livre.

Son père avait fait d’elle la dépositaire de ses dernières volontés et laissé une consigne : « Ne pas faire chier l’ancien », soit un refus catégorique de tout acharnement thérapeutique. Pourtant, lorsqu’il fut victime d’un AVC massif, le médecin qui le prit en charge mit tout en œuvre pour le garder en vie, Marion ayant tenté en vain de le joindre pour lui faire part du souhait de son père qui fut donc « sauvé ». De quoi ? Pour quel type d’existence ? C’est le thème de ce livre puissant où l’éthique se trouve mise à l’épreuve de la réalité. On aurait pu penser que l’autrice forte de son expertise, était armée pour faire face à ce père, ni tout à fait mort, ni tout à fait vivant. Loin s’en fautAu chevet de cet homme terriblement diminué de manière irréversible et avec lequel elle a tant partagé, elle doit composer : l’aider du mieux qu’elle peut à « vivre », tant qu’il vit. Une sorte de « deuil blanc » comme elle le nomme, le « laisser mourir doucement [puisqu’elle ne peut] plus rien pour lui ». Il est des agonies insoutenables qui, pourtant ne souffrent d’autres alternatives que d’être accompagnées. Au point sans doute d’y laisser une part de soi, de sa santé mentale. Jusqu’à ce que l’on puisse poser des mots et supporter cette attente de la séparation ultime.

Dans ce récit intime sous forme d’introspection, rédigé à la deuxième personne du singulier, l’autrice réfléchit avec honnêteté, lucidité, humilité et non sans humour, sens qu’elle partageait avec son père, à ce que recouvre la notion de vie. Elle qui s’était positionnée contre la possibilité d’une aide active à mourir, reconnaît à ce moment-là : « tu fais moins la maligne » et ajoute : « parfois, tu voudrais passer dans la broyeuse de ton bureau le rapport du comité d’éthique dont tu fus la co-rédactrice, rapport on ne peut plus humaniste sur l’eugénisme (…). Toutes les vies ne se valent pas ». Plus loin, elle nuance puisque personne ne peut dire la valeur d’une vie : toutes les morts ne se valent pas.

Parce qu’elle parvient à poser des mots justes, elle réconforte et crée un lien, une alliance indispensables entre tous. « Vous n’êtes pas seuls» précise-t-elle, expression qui, si elle fait sourire chez Marine Léonardi, émeut ici fortement. Un livre sous forme de miroir, pour se reconnaitre, entre frères et sœurs et continuer à habiter ce monde même lorsqu’il a perdu sens et que de l’ordre des choses, il ne demeure rien.

Conseil lecture : lire ou relire en parallèle de cet ouvrage « La vie funambule » de la même autrice (Bayard) qu’elle évoque ici.

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