Les longueurs – Claire Castillon

D’une écriture époustouflante, tout en douceur et pudeur face à l’horreur, Claire Castillon s’attaque dans « Les longueurs » à un sujet particulièrement délicat et peu abordé en littérature jeunesse, celui de la pédophilie.

Éditeur : Gallimard jeunesse

Nombre de pages : 192

Parution : Janvier 2022

Prix : 10,50 €

L’originalité de son propos tient en particulier au point de vue choisi : celui de l’enfant victime, en pleine confusion des sentiments.

Alice – Lili – a 15 ans et va très mal. Sa mère vient de se mettre en couple avec son meilleur ami, Mondjo, et lui annonce que ce dernier s’installe chez elles. Elle ignore alors que cet homme, à ses côtés au quotidien depuis que son mari l’a quittée pour une autre et est parti vivre aux Etats-Unis, abuse de sa fille depuis qu’elle est âgée de 8 ans.

Père de substitution, serviable, drôle, attentif, généreux, Mondjo s’est très rapidement rendu indispensable… au point que la mère d’Alice, perturbée par le départ de son conjoint, s’est reposée de plus en plus sur son ami pour la relayer. Professeur d’escalade, il l’a enseignée à Alice et l’a emmenée avec lui des week-ends entiers pour participer à des compétitions lors desquelles, sous couvert de tendresses, il s’immisçait dans l’intimité de la petite fille. « Chatouilles » chez Andréa Bescond, Claire Castillon évoque des « gouzgouz », caresses réalisées avec le bout des ongles auxquelles Mondjo initia la petite Lili progressivement, patiemment, jusqu’à parvenir à ses fins perverses. S’est alors refermé un piège imparable, maîtrisé à la perfection : alternant entre douceur, jalousie, colère, Mondjo a développé sur Alice une emprise immense, l’isolant de ses proches qu’il n’a de cesse dénigrés.

« Il fait toujours la tête si je refuse, et ensuite il m’ignore et j’ai peur. Alors c’est moi qui m’avance. Je fais le premier pas pour réchauffer l’ambiance. On le fait. Ensuite, ça redescend, la colère, et je m’en veux. Quelques fois, je ne me souviens pas pourquoi je l’ai aimé si peu ».

Un état de confusion surprenant. C’est sans doute dans cet aspect que le roman de Claire Castillon est le plus troublant. A 8 ans, difficile de distinguer ce qui relève d’un comportement normal d’un autre, criminel, d’autant plus lorsque le prédateur exerce un ascendant sur l’enfant. Alors, Alice, à laquelle Mondjo manifeste de l’attention, s’attache à lui. Quand il se montre plus intrusif, elle n’imagine pas à quel point cela est hors norme. Avec le temps, elle réalise que les actes commis sont criminels mais, pour autant, elle l’aime pense-t-elle, au point de jalouser sa mère qui envisage de s’installer avec Mondjo. Claire Castillon décrit parfaitement ce sentiment mitigé d’Alice, tout à la fois fière d’être une grande et, en même temps, éprouvant une farouche envie d’être enfin protégée de ce monstre.

« Ma pensée change d’horaire. Tout et son contraire. Jamais le même fuseau. Oui. Non. Tout et son contraire. Mariage. Rupture. Maman. Moi. Enfant. Adulte. Je ne sais plus où me tenir ».

Cet état de confusion dans lequel balance la jeune fille de 15 ans est particulièrement déstabilisant, tout comme le fait qu’elle porte un autre nom pour Mondjo : Anna. Un double qui s’avèrera pourtant salutaire lorsqu’Alice révélera les agressions subies : un passage sublime dans ce roman.

Comment Alice a-t-elle pu supporter de se taire aussi longtemps, alors que chaque jour, son tortionnaire allait un peu plus loin, jusqu’à l’enfermer des heures dans un cagibi aveugle, histoire de « la chauffer un peu »… ?

« Je retire mon cerveau. Je dévisse ma tête et je la pose sur le bureau. Je le laisse faire avec mon corps mais ma tête, c’est un vase à l’envers sur la table. Je la tourne vers le mur pour que mes yeux ne voient pas ce qu’il fait. ».

Très longtemps, Alice est demeurée murée dans un silence qui lui paraissait insurmontable. Parler ? Oui, mais à qui ? Serait-elle crue ? Et si elle l’était, quel sort pour sa mère aimante qui n’a rien vu, « mauvaise maternante » ? Une liberté piétinée pour cette petite abusée qui parvient à l’exprimer à 15 ans :

« Je n’ai la liberté de rien, même pas celle de m’enfuir. Je me dégoûte d’être aussi nulle. Je suis trouillarde, pas fichue de faire du stop… A dix-huit ans, on est libre, non ? J’irais où si j’étais libre? ».

Sans que celle-ci soit abordée dans ce livre, la question de la responsabilité des parents interroge. Comment cette maman, aussi aimante soit-elle, ne se soit jamais interrogée face à certains signes manifestes de mal-être de sa fille avant ses 15 ans ? Comment son père a-t-il pu abandonner sa fille à ce point, se contentant de SMS anodins échangés, alors même qu’il n’a jamais aimé Mondjo  surnommé la verrue ? Sans doute parce que les actes commis sont inimaginables.

« Les longueurs », du nom des voies d’escalade parcourues, à l’image de celles bravées par Alice pour se libérer, est un livre qu’on lit en apnée, la gorge serrée. Destiné aux ados, il est évidemment à mettre entre toutes les mains, celles des enfants abusés ou témoins potentiels, celles des parents… J’ai été très touchée par l’infinie délicatesse de Claire Castillon pour aborder ce thème sordide, qui rend son roman d’autant plus efficace. Aussi terrible que soit la situation décrite dans ce livre, la fin n’en demeure pas moins lumineuse, lorsqu’Alice saute le pas et décide de retrouver sa liberté en parlant, enfin, à l’image de l’outrenoir de Soulages, distillé dans ce livre : un noir total, non dépourvu de lumière.

« On vient de commettre l’amitié visible, l’amitié profonde, l’amitié jusqu’au bout ».

 

A noter la très juste et réussie illustration de ce livre signée Marion Fayolle.

 

©️ JF Paga

À propos de l’auteur

 

Née en 1975, Claire Castillon a publié son premier roman, Le Grenier, à vingt-cinq ans. Depuis, elle écrit de nombreux ouvrages pour adultes et pour la jeunesse. Tous les matins depuis hier (2013) est son premier roman jeunesse. Très vite, un lectorat fidèle et une reconnaissance critique ont entouré son travail. Elle a publié six autres romans et deux recueils de nouvelles, dont Insecte qui a marqué le début d’une carrière internationale. Son œuvre est à présent traduite en nombreuses langues étrangères.

Quelques pages en extrait du livre….

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