Les enfants sont rois – Delphine de Vigan
Le kidnapping d’une petite fille révèle l’ampleur d’un phénomène assez largement ignoré, celui des enfants influenceurs. Un roman captivant, mené de mains de maître !
Éditeur : Gallimard
Nombre de pages : 352
Parution : mars 2021
Prix : 20 €
Versions ebook et audio disponibles
Une photo de vacances, un cliché de famille plus ou moins flouté, une pensée, un billet littéraire… autant d’expériences partagées par chacun d’entre nous qui nous retrouvons ici via les réseaux, sur nos blogs…
Mélanie, l’héroïne du nouveau roman de Delphine de Vigan, partage elle aussi sa vie avec ceux qu’elle désigne affectueusement ses « chéris ». Mais qui sont-ils ? Ses enfants et son mari ? Loin de là ! Elle s’adresse ainsi à ses followers ! Une story sur Instagram, une vidéo sur sa chaîne You tube postée et ce sont des millions d’abonnés touchés !
Fascinée depuis son adolescence par les émissions de téléréalité dont elle fut une candidate malheureuse, Mélanie a créé sa propre chaîne intitulée « Happy récré ». Contrairement à sa dénomination, aucun divertissement spontané ici mais un professionnalisme certain : elle y poste deux à trois vidéos par semaine mettant en scène ses deux enfants, Sammy et Kimmy, respectivement âgés de 8 et 6 ans. Les petits, suivant des consignes bien rodées, s’adonnent principalement à de l’unboxing – l’ouverture compulsive de colis contenant des jouets et des confiseries – ou encore à des challenges, la consommation au cœur de chaque action ! 500 millions de vues, 5 millions d’abonnés, des placements de produits à tout va, une activité particulièrement lucrative, entretenue à coups de poutous-bisous, de rêves étoilés et de paillettes dorées.
Studio Bubble Tea : créée en 2014, l’une des premières chaînes familiales françaises ayant percé sur YouTube.
Mais un beau jour, le bel édifice vacille et menace de s’effondrer totalement lorsque Kimmy disparaît, probablement kidnappée. Entre alors en jeu Clara, procédurière au sein de la police, l’exact opposé de Mélanie. Quand l’une donne à voir en permanence, l’autre résiste et pose des mots. Ayant fait sienne la devise des enquêteurs de la crim’, «Obscurs et sans gloire», celle-ci va tenter d’appréhender ce « monde dont l’existence nous échappe » en consignant par écrit tous les indices recueillis, celui des enfants influenceurs.
Loin de condamner la mère de famille sincèrement dévastée, Clara et, derrière elle, l’auteur elle-même, tente d’établir son profil psychologique afin de parvenir à identifier qui a pu s’en prendre à son enfant. Elle émet alors trois hypothèses. Selon la première, Mélanie serait une femme souffrant d’un manque abyssal de reconnaissance et qui aurait, en réaction, fait de sa famille une œuvre, considérant ses enfants comme le prolongement de sa propre personne. Au soutien de cette thèse, la manière dont Mélanie s’autopersuade qu’« Happy Récré était le cadeau qu’elle avait offert à sa famille. Un cadeau qui avait illuminé leur vie ».
Deuxième hypothèse, Mélanie, pour laquelle « Partager était un investissement »… serait une redoutable femme d’affaires, loin de l’image de nunuche totalement insipide qu’elle donne à voir la plupart du temps. Rien d’improvisé chez cette mère de famille. Bien au contraire, sa chaîne « Happy Récré » procède de la mise en place d’une véritable stratégie élaborée au regard du phénomène tel qu’il existe aux Etats-Unis. Mélanie a décidé d’y aller très progressivement : d’abord des photos de ses enfants postées sur Facebook, puis la participation à des forums de mamans, ensuite des vidéos de ses enfants chantant des comptines et, enfin, de vraies mises en scène. « Il fallait avancer en douceur, créer de l’attachement, avant d’envisager l’introduction des marques et des produits ».
Enfin, et c’est dans cette dimension que le roman nous interroge le plus, Mélanie serait tout simplement une femme comme les autres : ni victime ni bourreau mais résolument une femme de son époque.
Auteur absente des réseaux sociaux, « résistante » à sa manière, Delphine de Vigan n’en demeure pas moins une très fine observatrice de notre société et dresse, dans son dixième roman, un état des lieux particulièrement saisissant, à la limite du documentaire. Flirtant habilement avec le thriller, elle montre parfaitement de quelle manière les réseaux sociaux ont pris le relai de la téléréalité née il y a tout juste vingt ans en France avec Loft story, en en décuplant les effets. Un roman tout simplement captivant ! Le tour de force de l’auteur réside ici dans l’analyse d’un phénomène social emblématique et actuel, donnant à réfléchir, sans condamnation aucune, tout en insufflant à son intrigue un souffle romanesque certain et tenant le lecteur en haleine jusqu’au dénouement de l’affaire, et même au-delà grâce à une deuxième partie se déroulant dans un futur proche où elle dévoile ce que deviennent les protagonistes de l’histoire.
« Les enfants sont rois » est un livre que j’ai également particulièrement apprécié pour sa dimension juridique et toutes les questions relevant de ce domaine qu’il soulève : le droit à l’image des enfants et l’intimité de la vie privée, la légalité de leur travail, le statut des revenus générés par leur activité, les règles applicables en matière de publicité, l’encadrement des contrats liant les youtubeurs à des marques… Autant de questions pour lesquelles l’avocate Delphine Meillet nous apporte un éclairage indispensable !
Delphine de Vigan signe ici un livre assez différent de ses précédents, qui m’a littéralement captivée, même si j’avoue avoir été plus émue par son précédent « Les gratitudes » (un livre évoquant la ville où j’ai passé mon enfance, La Ferté-sous-Jouarre, et dont j’avais achevé la lecture totalement chamboulée, les yeux rougis, quelques minutes avant d’interviewer… François Busnel). À lire, résolument !
À propos de l’auteur
Delphine de Vigan est romancière, scénariste et réalisatrice. Elle a publié une dizaine de romans, dont D’après une histoire vraie, prix Renaudot et prix Goncourt des lycéens 2015.