Les corps conjugaux – Sophie de Baere

​Jusqu’où est-il possible d’aimer ? L’amour porté à une mère, un mari, un enfant… connaît-il des limites ? Sophie de Baere interroge cette magnifique thématique à travers un roman saisissant. Un sujet audacieux traité de manière magistrale. Coup de cœur pour ce deuxième roman au si joli titre !

 

Éditeur : Jean-Claude Lattès

Nombre de pages : 336

Parution : Janvier 2020

Prix : 20 €

Version ebook disponible

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Et si, elle aussi, avait décidé un jour, de repartir à zéro ?

Et si elle aussi, avait préféré laisser sa petite fille de six ans en sécurité, auprès de ses parents, pour tout recommencer ?

Et si elle aussi, avait fait ce choix fou de l’abandonner pour mieux rebondir ? Quand on devient veuve à 25 ans, on peut imaginer que l’idée puisse vous traverser l’esprit.

Reset. Mise à jour. Grand noir.

Et puis c’est une photo floue, un mot, un nom… noyés dans les limbes de ses rêves, qui susurrent à l’enfant d’y croire. Et si elle vivait toujours ? Une enquête, l’espoir fou de la revoir, se blottir contre elle, la respirer à nouveau, la promesse inouïe d’un rendez-vous. Et le réveil, brutal, toujours le même depuis ses 6 ans, juste au moment de la retrouver. Choc frontal, comme celui d’une sirocco GTI qui, une nuit de Toussaint, achève définitivement sa route sur les flancs d’un hêtre centenaire bordant une route nationale. Doutes balayés et espoirs envolés dont ne restent que quelques traces, des cailloux blancs déposés sur sa tombe. Près de 40 ans ont passé et, pourtant, cette béance est toujours là, viscérale et douloureuse, ravivée par une histoire, celle d’Alice.

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« L’existence n’est qu’un apprentissage de la perte (…). Jusqu’au salut ultime, la vie n’est en réalité rien d’autre qu’une succession d’éclipses ».

Une phrase qui résume douloureusement et parfaitement bien la vie d’Alizia. Tout commença par son père, émigré italien vivant à Bolbec qui décida, alors qu’elle était seulement âgée de quelques mois, de quitter sa femme et ses trois enfants dont un petit garçon handicapé pour refaire sa vie ailleurs, sans eux. Alizia, devenue Alice aux yeux de tous, a grandi alors sous le joug de sa mère qui l’exhibait, tel un animal de foire, dans les concours de beauté locaux. Lasse de cette vie terne, où elle s’étiolait pendant sa formation d’esthéticienne à l’ombre de sa mère, pygmalion lugubre et toxique, Alice quitta le domicile familial à 18 ans, destination Paris ! C’est là qu’elle fit rapidement connaissance avec Jean, son voisin. Une évidence, dès le premier baiser échangé :

« Entre nous, sans qu’il y ait vraiment d’explication, l’alchimie est immédiate (…). Par son baiser, Jean lave mes tourments et il devient celui que j’attendais. Le père, le frère, l’ami, l’amant, l’époux. L’homme qui veillera toujours sur moi. Il ne sera jamais la lueur hésitante, je sais déjà qu’il sera mon avenir. Partout, tout le temps. Dans les endroits hostiles comme en en bordure des noirs silences. Dans ce sous-bois, j’en suis sûre, Jean m’édifie une bâtisse éternelle. Un destin de femme aimée jusqu’à son dernier soupir  ».

Suivirent des années de bonheur intense, la naissance d’une fille prénommée Charlotte et enfin, dix ans après l’arrivée de la petite, un mariage, au cours duquel Alice revoit sa mère dont elle avait perdu le contact depuis fort longtemps. Et c’est à la suite d’une discussion avec elle et la révélation d’un terrible secret de famille qu’Alice disparaît brutalement, sans rien emporter et sans un mot d’explication à son mari ou à sa fille qu’elle laisse, totalement désemparés.

« L’ogresse m’a tout pris. Mon enfance, mon mariage. Ma fille. Ma dignité ».

Un abandon devenu alors incontournable à ses yeux, et le début d’une nouvelle vie d’errance, atroce, pour eux trois. Elle qui reconnaissait n’avoir fait plus jeune que les mauvais choix n’hésite pourtant pas à tirer un trait définitif sur son passé. Juste le temps de se décider et la rupture est sans appel, irréversible. « Charlotte va me détester mais c’est mieux ainsi. Je n’ai pas d’autre choix. Même si je reste, je suis déjà perdue ».

Saviez-vous que 40 000 à 50 000 adultes disparaissaient chaque année en France ? Un chiffre à couper le souffle et des personnes difficiles à retrouver en raison du fait que chacun, s’il est majeur, a le droit d’aller et venir comme il le souhaite et même de disparaître sans que cela ne constitue une infraction. Quelles sont les raisons qui peuvent conduire une personne à prendre le large, définitivement ? Qu’a pu dire sa mère à Alice pour que celle-ci s’inflige ainsi qu’aux êtres qu’elle aime le plus une blessure aussi abominable ? Comment une mère peut-elle, en pleine conscience, décider d’abandonner son enfant avec lequel elle a vécu dix années idylliques ?

« L’existence n’est finalement faite que de mots. Ce sont eux qui subliment ou qui noircissent les destins. Ils agissent et décident, font et défont l’appétit et le désir. Ils peuvent tout répéter à l’infini. Bonheur et malheur. Guérison ou blessure. Il y a aussi les mots qui ne passent pas et ceux qui nous dépassent. À moi, les mots ont souvent manqué. À l’époque, si ma mère avait eu les bons mots, si j’avais eu les bons mots pour toi et pour Charlotte, je ne me serais peut-être pas enfuie. Nous aurions peut-être même été heureux ».

J’avais découvert Sophie de Baere avec son premier roman, La Dérobée, et avais été immédiatement emballée par sa plume et son talent narratif. J’ai à nouveau été transportée et bouleversée par cette intrigue, inspirée, aussi surprenant que cela puisse paraître, d’une histoire vraie. Cette fiction repose donc sur un fait divers. Un autre roman a d’ailleurs abordé la question récemment. Je l’avais beaucoup aimé aussi, chroniqué sur L’Apostrophée… Au risque de trop en dire, je ne dévoilerai pas ici duquel il s’agit !

Le sujet des « Corps conjugaux » est difficile, âpre et terriblement délicat. S’y frotter était nécessairement périlleux. J’ai lu ce livre la gorge totalement nouée, n’imaginant qu’une fin dramatique, digne des plus anciennes tragédies grecques. Tout le talent de l’auteur est de parvenir, par son écriture poétique, ciselée et portée par des émotions fortes, non seulement à tenir son récit avec un final moins lugubre qu’il n’aurait pu l’être mais, surtout, de susciter de l’empathie pour cette femme qui décide sciemment d’abandonner les siens.

Chaque lecteur a sa propre sensibilité et pour ma part, j’ai immédiatement adopté le point de vue de Charlotte, rendant ma lecture horriblement oppressante tant il m’est difficile voire impossible d’imaginer une mère et une fille vivantes mais ignorant l’existence de l’autre. Pourtant, je me suis surprise à éprouver parfois une peine infinie pour Alice. La magie de l’écriture… Alternant les chapitres de son point de vue avec ceux où c’est Charlotte qui s’exprime, Sophie de Baere réussit à sensibiliser le lecteur au calvaire vécu par chacune, au plus profond de leur psychisme. Une construction habile, épousant la structure du livre de Marguerite Duras, « L’amant », fil rouge du roman. Une histoire forte aux confins des limites de la morale et l’amour … Un vrai coup de cœur ❤️.

 

À propos de l’auteur

Sophie de Baere est diplômée en lettres et en philosophie. Après avoir habité à Reims puis à Sydney, elle s’est installée sur les hauteurs de Nice où elle vit et enseigne toujours. Elle est également auteure, compositrice et interprète de chansons françaises.

Son premier roman, La Dérobée, est paru en avril 2018 aux éditions Anne Carrière.

 

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