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Le bruit des clefs – Anne Goscinny
Sublime lettre d’amour d’une fille à son père dont elle dresse un portrait en creux, un hommage bouleversant !
Éditeur : NIL Editions
Nombre de pages : 96
Parution : novembre 2012
Prix : 9 €
Version ebook disponible
Ce livre m’attendait depuis longtemps. Je savais qu’Anne Goscinny y évoquait son père disparu alors qu’elle était tout juste âgée de 9 ans. J’appréhendais sa découverte, je redoutais un écho trop fort. J’y ai tout aimé.
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D’abord, son format. On délaisse aujourd’hui souvent la rédaction de lettres au profit de messages plus courts, laconiques, immédiats. Pourtant, rien de plus approprié pour exprimer ce que l’on n’a pu dire parfois. C’est l’idée des Editions NIL avec leur collection « Les Affranchis » : donner l’opportunité à des auteurs de s’affranchir d’une histoire en envoyant une lettre, format plus concis qu’un roman, à une personne, de manière à poser des mots qu’ils ne s’étaient peut-être encore jamais autorisés à écrire. J’ai été captivée par cette lettre construite à la manière d’un puzzle, parsemée de souvenirs. Je l’ai lue en apnée, d’une traite, m’y suis ensuite replongée pour relire certains passages à voix haute et y trouver les mots.
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Des mots choisis et fort à propos. Tant de choses exprimées ici avec tendresse ! Et là réside le grand talent d’Anne Goscinny : partager avec sincérité et pudeur les sentiments intimes ressentis lors de la disparition brutale de son père alors qu’il réalisait un simple test d’effort chez son cardiologue (absolument odieux comme l’auteur le raconte après son entrevue avec lui, des années plus tard). Qu’on ne s’y trompe pas lorsque la romancière précise d’emblée qu’il ne s’agit pas de littérature : « Pas de littérature aujourd’hui. Sans rimmel ni rouge à lèvres, mes mots. S’ils sont déçus de paraître en public sans artifice, qu’ils se consolent : en écrivant, je ne pense qu’à toi », c’est l’exact inverse : un vrai moment de littérature portée par des mots justes pour exprimer l’absence avec laquelle l’auteur a dû composer.
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Celle du bruit du trousseau de clefs que René Goscinny n’a plus déposé sur le meuble de l’entrée en rentrant chez lui, un « bruit anodin qui pourtant allait guillotiner mon enfance », un bruit quotidien qui, cessant brutalement, matérialise la disparition aux oreilles de l’enfant.
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La manière dont Anne Goscinny relate les moments qui ont suivi le décès de son père sont extrêmement touchants. Elle exprime le plaisir simple et naturel ressenti à voir tous les amis et cousins les entourer elle et sa mère. Un plaisir de courte durée puisque le week-end passé, la réalité s’est révélée dans ce qu’elle avait de plus cru, à l’école, où chacun, arborant un « faux sourire », savait le décès du célèbre humoriste, « père » notamment d’Astérix, du petit Nicolas ou de Lucky Lucke. Être différent des autres : une situation difficile à vivre pour un enfant, surtout lorsque cette différence est flagrante.
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Davantage encore que la prise de conscience du décès lui-même, c’est l’apprentissage de l’absence qui fut particulièrement douloureux :
« Le plus difficile dans cette histoire-là, c’est qu’il faut tout apprendre. Les dimanches sans toi, les vacances sans toi, la maison sans toi, maman sans toi. Et puis il faudra apprendre à devenir une femme désirable sans ton regard ».
Trente-cinq plus tard, l’auteur appréhende avec une franchise incroyable ses réactions : après avoir tenté de vivre avec « le culte des restes », si nombreux compte tenu de la personnalité de son célèbre père, puis les avoir ignorés – « ce nom, le tien, le mien, j’aurais tout donné pour m’en défaire » -, elle reconnaît les transferts opérés sur plusieurs hommes. Jusqu’à celui devenu le père de ses enfants. « Être orpheline d’un père si célèbre donne lieu à des situations où se mêlent chagrin et fierté ».
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J’ai été particulièrement sensible à la manière dont la narratrice évoque le deuil, non seulement de son père, mais également et surtout de celle qu’elle ne sera pas. C’est si vrai !
« Petit à petit, j’ai compris qu’il ne me suffirait pas de faire ton deuil. Il fallait que je fasse aussi mon deuil. Le deuil de celle que je serais devenue si tu n’étais pas mort. Parfois, je convoque l’autre Anne. Celle dont le père aurait quatre-vingt cinq ans. Je pense à cette femme belle et sûre d’elle que je serais peut-être devenue… ».
À la lire, on imagine la belle personne qu’elle est aujourd’hui, construite avec lui, puis sans lui, auprès d’une mère aimante et de tant de souvenirs et témoignages. Sublime lettre d’amour d’une fille à son père dont elle dresse un portrait en creux, mais également à sa mère pour laquelle l’auteur semble avoir été très présente, « Le bruit des clefs » est un hommage bouleversant !
©️ Joël Saget
À propos de l’auteur
Née au beau milieu des « événements » de mai 68, Anne Goscinny a appris très jeune à essuyer bourrasques et tempêtes. Elle suit des études de lettres, se passionne pour la chanson, écrit des textes pour Serge Reggiani, puis devient journaliste pour le Magazine littéraire, L’Express, le cahier livres du Figaro et Paris Match. Après le décès de sa mère, elle se charge de veiller sur le patrimoine artistique de son père, René Goscinny. En 2004, elle crée les éditions IMAV avec Aymar du Chatenet, et publie trois volumes d’histoires inédites du Petit Nicolas. Son propre imaginaire apparaît dans toute sa force dès son premier roman, Le Bureau des solitudes, où elle met en scène six personnages, « clients » ou « patients », dans un huis clos à la merci d’un narrateur prêt à confondre le regard de l’avocat et l’oreille de l’analyste : chez Anne Goscinny, la psyché humaine est un théâtre autour duquel le spectateur tourne inlassablement. Ce souci d’une structure romanesque ambitieuse au service de l’exploration de sentiments universels se retrouve dans Le Voleur de mère, Le Père éternel et Le Banc des soupirs, tous parus chez Grasset. Sérieuse dans la fantaisie, aérienne dans le drame et déterminée dans sa quête de vérité, Anne Goscinny construit, depuis une dizaine d’années, une œuvre d’une belle cohérence où tout est affaire d’équilibre, où l’intimité regarde la fiction avec envie, et réciproquement.