
La nuit au coeur – Nathacha Appanah
Nathacha Appanah parvient avec ce livre à faire œuvre de mémoire, pour que ne soient pas oubliées Emma et Chahinez. Et peut-être pour se réconcilier avec sa propre histoire. Magistral !
Éditeur : Gallimard
Nombre de pages : 288
Parution : août 2025
Trois femmes fendent la nuit pour tenter d’échapper à leur assassin. La première succombe, percutée et écrasée par la voiture de son mari. La deuxième, stoppée nette par deux balles tirées par son époux, meurt brulée vive quelques instant plus tard après qu’il l’ait aspergée d’essence. Quant à la troisième poursuivie par son conjoint, elle survit. Et écrit aujourd’hui.
« La nuit au cœur » évoque ces ténèbres dans lesquelles certaines femmes s’abiment et meurent. Si les violences conjugales sont de plus en plus dénoncées et médiatisées, le nombre de féminicides demeure tristement élevé. Nathacha Appanah s’interroge sur la manière dont la littérature est en mesure de se saisir du phénomène, approche tout à fait originale et poignante.
Si l’autrice avait déjà abordé thème de la violence dans de précédents écrits, elle s’y intéresse à nouveau sous un angle différent pour un livre porté depuis longtemps. « La mémoire est un choix, la mémoire est un fantôme patient » souligne-elle. C’est la mort de Chahinez Daoud qui semble-il, a déclenché la possibilité d’écrire sur cette violence conjugale qu’elle-même a subie entre ses 19 et ses 25 ans. « Quand il est apparu devant moi, sans masque, ce jour où j’ai été capable d’envisager ce livre dans le calme, dans une intention de littérature, je me suis retournée et j’ai compté. Vingt et un ans depuis la mort d’Emma, trente et un ans depuis que j’étais tombée dans le trou, vingt-trois ans depuis la nuit dans la voiture. Le poids de ces années est indicible. »
Elle décortique à travers ces trois histoires entremêlées le phénomène d’emprise aboutissant à un effacement de la victime, si incompréhensible, si délicat et si mystérieux à appréhender pour qui ne l’a pas approché de près. Existe-t-il des prédispositions ? Nathacha Appanah mène l’enquête et nous entraîne avec elle au cœur de ces relations toxiques. Une approche qui n’allait pas de soi, en particulier pour les parents des victimes
Une approche qui n’allait pas de soi, en particulier pour les parents des victimes. L’un d’entre eux s’interroge : « Un livre! Un livre !1 Elle veut écrire un livre alors que notre fille est morte ! À quoi ça sert un livre, comment un livre peut lutter contre la mort ? ». L’autrice scrute alors l’acte d’écrire dans une délicate introspection où elle évoque en quoi il lui a permis de s’émanciper et de découvrir enfin sa place, quitte à trahir les siens. Et comment la fiction ainsi créée put à la fois être le terreau d’une relation imaginée merveilleuse et en réalité désastreuse, et un remède, une manière de redonner corps à ces femmes violentées : « abolir le temps et le réel, partir à la quête des mortes comme si elles étaient vivantes, écrire depuis le noir, écrire dans le noir et que ce geste rassemble tous ces morceaux éparpillés de ces deux femmes et de moi-même et que tout ça prenne la forme qui ressemble le plus à la chair humaine pour moi, un livre. »
Ce faisant, elle adopte un procédé proche de celui utilisé par Ivan Jablonka avec « Laetitia ». Le sociologue avait à cœur de raconter l’histoire de cette jeune femme, que l’on se souvienne d’elle au-delà du fait divers et du nom de son assassin qui était devenu celui de l’affaire. Une réussite.
« Une personne ne meurt véritablement qu’à partir du moment où personne n’évoque plus son souvenir, ne dit plus son nom », écrit-elle. Nathacha Appanah parvient avec ce livre à faire œuvre de mémoire, pour que ne soient pas oubliées Emma et Chahinez. Et peut-être pour se réconcilier avec sa propre histoire. Magistral !

©️Francesca_Mantovani