La familia grande – Camille Kouchner

Un séisme ! Ainsi apparaît « La familia grande » signé par Camille Kouchner. Un livre puissant où elle raconte les faits d’inceste subis par son frère alors adolescent et l’omerta qui a ensuite empoisonné toute sa famille. Un silence brisé aujourd’hui. Magistral !

Éditeur : Le Seuil

Nombre de pages : 208 ; Parution : Janvier 2021

Prix : 18 € ; Version ebook disponible

Une impression de déjà vu, un an tout juste après « Le Consentement » de Vanessa Springora (Grasset), un effroi en pensant à cette famille que l’on a approchée par nos études de droit et par la littérature (le formidable « Et soudain, la liberté », Les Escales, écrit à quatre mains par Evelyne Pisier et Caroline Laurent), le malaise face à cette condamnation publique avant tout procès, et puis très rapidement, le dégoût.

Comment un tel secret a-t-il pu se mettre en place et gangréner des vies aussi longtemps ?

J’ai pu lire les interrogations de certains sur la nécessité de dévoiler ce drame sur la place publique, sur le cynisme d’une maison d’édition et de titres de presse qui profitent de l’aubaine du scandale pour en faire un succès littéraire et médiatique assurés… Bien sûr, les incestes ont lieu aussi dans des familles moins exposées. Mais l’écho d’une telle histoire ne serait évidemment pas le même s’il avait été écrit par d’autres. De ce seul point de vue, le livre de Camille Kouchner mérite d’être salué et fera date, sans nul doute possible.

Mais là n’est pas le seul intérêt de ce témoignage nécessaire et, en dépit de tout ce qui a déjà pu être dit et lu à son propos, « La familia grande » est un livre incontournable à plus d’un titre, extrêmement riche et qu’il faut lire.

 

Savez-vous ce que signifie le droit d’ingérence ? Il s’agit d’une notion juridique selon laquelle il est possible pour des acteurs d’intervenir dans un État, même sans son consentement, en cas de violation massive des droits de l’homme. Cette idée de protéger des populations civiles en dehors d’un territoire national est ancienne et a été popularisée dans les années 80’ par un juriste – Mario Bettati – et par le fondateur de Médecins sans frontières, un certain Bernard Kouchner

Le droit d’ingérence par le New Yorker

Un parallélisme particulièrement saisissant : si ce dernier a su défendre avec la force de conviction qu’on lui connaît (et j’ai souvenir de l’une de ses conférences incroyables sur le sujet à la Sorbonne, lors de ma première année d’études de droit) ce devoir d’intervenir sur le territoire d’un État pourtant souverain afin de protéger les populations victimes ou menacées de crimes, il est pourtant demeuré silencieux après avoir été mis au courant des agressions incestueuses subies par son propre fils. Pourquoi ? 

Un droit d’ingérence exercé aujourd’hui par Camille, sa fille qui, avec ce livre, brise une omerta de 30 ans, un silence ahurissant, empoisonnant non seulement la vie d’un adolescent, mais également de toute une famille brisée aujourd’hui par ce secret. Si Camille ne ménage pas son père, elle comprend néanmoins ce qui a pu l’animer et retient une chose essentielle de sa manière d’être :

« préférer rester dans le silence, c’est fuir, manquer de courage. Sans réseau, sans caméra, sans discours, on ne sauve personne ».

Et c’est l’un des enjeux de ce livre : dénoncer, avec l’approbation de son frère, pour permettre à d’autres de parler.

Une familia grande : voici comme Camille Kouchner désigne les personnes qui gravitaient autour du couple formé par sa mère, Evelyne Pisier, et son beau-père au début des années 80. Deux fortes personnalités, professeurs de droit public, à l’aura incroyable. Des personnes magnétiques, brillantes, animées par une valeur suprême : la LIBERTÉ ! Et l’un des intérêts majeurs du livre de Camille Kouchner réside dans la description qu’elle dresse de cette société intellectuelle post-soixante-huitarde où il était interdit d’interdire, un « no limits » absolument sidérant… avec un beau-père qui a su très vite prendre la place d’un père absent. Attentionné, aimant et tendre, il a su écouter et valoriser Camille et ses frères, les initier à mille choses. Alors, quand vers 14 ans, son jumeau dit un jour à Camille :

« Là, dans la chambre, il est venu dans mon lit et il m’a dit « Je vais te montrer. Tu vas voir, tout le monde fait ça ». Il m’a caressé et puis tu sais… C’est mal, tu crois ?  »

la réaction première et naturelle est :

« Ben non, je ne crois pas. Puisque c’est lui, c’est forcément rien. Il nous apprend, c’est tout. On n’est pas des coincés  ».

L’emprise dans toute sa splendeur. Et un lien empoisonné entre le frère et sa sœur :

« Respecte ce secret. Je lui ai promis, alors tu promets. Si tu parles, je meurs. J’ai trop honte. Aide-moi à lui dire non, s’il te plait ».

D’une écriture fine et intelligente, tout en retenue, Camille Kouchner décortique ainsi de quelle manière se met en place une omerta, un silence. Elle souligne l’impossibilité de dire non et de parler pour la victime directe mais également pour elle, la seule informée et aussi victime collatérale de l’agression dont son frère jumeau a fait l’objet ce dont elle n’a pris conscience que tardivement. Elle se rappelle :

« Il entrait dans ma chambre et, par sa tendresse et notre intimité, par la confiance que j’avais pour lui, tout doucement, sans violence, en moi, enracinait le silence ».

Et le ressort de ce silence pour l’un et l’autre, une culpabilité immense, nourrie par des peurs incessantes.

« En ne désignant pas ce qui arrivait, j’ai participé à l’inceste. Pire, j’y ai adhéré (…) Ma culpabilité est celle du consentement. Je suis coupable de ne pas avoir empêché mon beau-père, de ne pas avoir compris que l’inceste est interdit  ».

Pourquoi n’a-t-elle pas parlé plus tôt ? Elle s’en explique. La colère est venue tardivement : après la sidération, ont suivi « des années de coupable adoration (…) ». Pendant longtemps, elle a protégé son beau-père, 

« pas parce que mon frère me le demandait, mais parce que je l’aimais comme un père et que dans l’explosion de notre famille (…) il était tout ce qu’il me restait (…). Parce que toute mon enfance, toute mon adolescence, après les suicides, mon beau-père m’a portée (…). Parce qu’il me connaissait par cœur, avec son cœur ».

Marie-France Pisier

C’est lorsque d’autres enfants de la famille ont pu à leur tour lui paraître en danger que Camille a commencé à se confier. Si certains très proches n’ont pas compris le long silence de Camille, ils se sont néanmoins éloignés de l’agresseur. Quant aux nombreux autres membres de cette famille élargie, amitié ou égoïsme, aucun ne s’est véritablement ému. Une seule a exprimé son entière réprobation et soutenu ses neveux : Marie-France Pisier, la sœur d’Evelyne, au point de se brouiller définitivement avec elle. Car une fois informée, la réaction d’Evelyne fut stupéfiante : non seulement elle ne quitta pas son mari mais tenta de minimiser les faits et reprocha à ses enfants de l’avoir trompée, en particulier Camille.

Evelyne Pisier

Au-delà de l’inceste révélé et de toutes ses implications, « La familia grande » apparaît comme l’expression d’une colère doublée d’une déclaration d’amour extrêmement émouvante d’une fille à sa mère. Et c’est d’ailleurs par elle, à l’instar de l’incipit de « L’Étranger » de Camus, que Camille ouvre son récit : « Ma mère est morte le 9 février 2017 » et en s’adressant directement à elle qu’elle l’achève. L’auteur éclaire, dans son livre, la relation qui la liait à cette mère solaire, « perdue mille fois » et qu’elle souhaite par ce livre, retrouver d’une certaine manière. Elle esquisse ici un portrait tout en nuances de « son Evelyne », une femme qui ne mise que sur l’intelligence, ne recule pas, libre, féministe et dont elle a longtemps été très complice, jusqu’à la disparition de sa propre mère, Paula, le moment où Evelyne a commencé à inéluctablement sombrer.

 

« Le jour où j’ai perdu ma grand-mère, j’ai perdu ma mère. À jamais  ».

 

Une mère idéalisée qui n’a pourtant pas su la protéger, au point de l’accabler. Il aura fallu du temps et une qualité essentielle, un courage extraordinaire. C’est celui dont fait preuve Camille Kouchner dans son récit, admirablement bien écrit, en s’exposant, brisant le silence, pour peut-être renouer avec certains et permettre à d’autres, dans son sillage, de parler enfin.

Un livre pour comprendre comment des mécanismes complexes, destructeurs et malheureusement très répandus dans tous les milieux se mettent en place. Une lecture à dimension universelle, pour libérer la parole. Un livre nécessaire.

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⚖️ Pour information, et d’un point de vue strictement juridique et non littéraire, le parquet de Paris a ouvert le 5 janvier 2021 une enquête visant Olivier Duhamel, défendu par l’avocate Frédérique Beaulieu, pour « viols et agressions sexuelles par personne ayant autorité sur mineur de 15 ans ». Les faits évoqués dans « La familia grande » remontant aux années 80’ seraient prescrits, le point autour duquel se concentreront sans aucun doute les débats à venir.

 

À propos de l’auteur

 

 

Née en 1975, Camille Kouchner est maître de conférences et avocate en droit social.

Quelques pages en extrait du livre….

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