
Aimer – Sarah Chiche
«Fuir le bonheur de peur qu’il ne se sauve» comme chantait Jane Birkin ou prendre le risque d’aimer? Margaux et Alexis au mitan de leur vie s’interrogent dans une fresque aussi audacieuse que romanesque.
Éditeur : Julliard
Nombre de pages : 384
Parution : février 2025
Retour à Genève où Sarah Chiche avait eu l’idée du roman «Saturne» lorsqu’une femme croisée lors d’une rencontre littéraire lui avait appris avoir connu son père, son oncle et ses grands-parents en Algérie.
1984. Bellevue, commune située aux portes de Genève où vivent en toute tranquillité des familles bien établies, certaines depuis toujours, d’autres expatriées. L’autrice nous entraîne à la découverte de plusieurs d’entres elles pour lesquelles le temps s’écoule tranquillement sans fausse note, en apparence. Un déjeuner amical est pourtant perturbé par la chute d’une petite fille dans le Léman. Alexis, 9 ans, sonne l’alerte, sauvant ainsi la vie de Margaux. Deux enfants menant des existences diamétralement opposées, l’un étant préservé et l’autre menacé, mais que la vie rapproche. Et lorsqu’ils se frôlent un jour, «ce fut comme un court-circuit dans l’ordre établi des choses». Un coup de foudre? Une complicité naissante à tout le moins, des jeux partagés puis un baiser à peine échangé et la petite fille quitte soudainement la région avec sa mère sans explication, laissant Alexis désemparé.
Les années passent, chacun poursuit son chemin entre Paris et New-York et construit sa vie loin de l’autre. Unions et désunions, enfants, échecs et réussites professionnels, maladies, deuils… Un environnement qui vacille chaque jour davantage. Les décennies se succèdent avec leur lot de chagrins et de joies, les pages se tournent pour parvenir à ce jour, bien longtemps après leur première rencontre, où Margaux et Alexis se croisent par hasard. S’ils se reconnaissent dans l’instant, touchés par une sorte de grâce, si leur lien semble être une évidence, peuvent-ils enfin s’aimer?
Souhaitent-ils surtout en prendre le risque et s’exposer à souffrir alors qu’ils sont l’un et l’autre parvenus à un point de leur vie où, forts de toutes les expériences vécues, ils aspirent avant tout à une tranquillité certaine? Un sentiment exploré dans toutes ses nuances et l’autrice de reconnaître qu’« aimer est le plus beau paradoxe. Une force obstinée qui hurle contre le temps dans des corps voués à la ruine Et dans ce tremblement se dessine toute une cosmogonie : non pas celle que trace quelque fatalité qui condamne d’avance, mais celle qui impose l’évidence d’une géométrie secrète, comme si certaines rencontres portaient en elles, dès le premier regard échangé, le plan d’un édifice invisible, patient et muet, ce que l’on nomme parfois, faute de mieux, l’éternité».
Un roman riche, parfaitement ancré dans toutes les époques qu’il traverse, porté par un style lumineux, des personnages attachants pour lesquels l’émancipation passe par l’écriture : coup de cœur !
Une écriture fabuleuse. Morceaux choisis :
« La justice d’une douleur partagée, même tacitement, apaise bien des trahisons. »
« La première fois qu’on perd quelqu’un d’important, c’est comme un rêve qui se brise. On ne comprend pas pourquoi, et ça fait mal. Mais cette douleur, elle va t’apprendre quelque chose. »
« Tu sais, parfois on essaie d’oublier trop vite ce qui nous fait mal. Mais ces moments-là, même s’ils sont affreux, ils nous rendent un peu moins idiots, plus humains. Tu verras, quand tu seras un homme, tu comprendras.»
« pourquoi risquer une collision avec le réel quand on peut sublimer toute pulsion dans la pureté d’un théorème? »
« Quelqu’un dit : « Je préférerais ne pas », et soudain on reconnaît sa propre résistance passive face au monde des adultes, ce refus poli mais inébranlable de devenir ce qu’on attend de nous »
« La littérature nous a menti. Elle nous a fait croire que l’amour était cette chose sublime qui nous permet de nous tenir dans l’existence à une hauteur un peu moins basse. » – citation qui me fait penser à Nicolas Mathieu et son Ciel ouvert : « Je vais te dire, en réalité la littérature ne peut rien. Là-dessus, tout le monde ment. »
« L’art consommé des hommes qui préfèrent se faire fossoyeurs d’eux-mêmes plutôt que d’affronter cette obscénité ultime : la possibilité du bonheur. »
« Le chagrin est un tyran jaloux – il exige une présence constante, une attention sans faille, une dévotion monastique. L’écriture, elle, est pire encore : elle réclame l’abolition pure et simple du monde des vivants. Entre ces deux despotes, pas de compromis possible. Car l’écriture ne connaît ni repos ni partage. Elle colonise l’esprit comme un cancer. Elle s’infiltre partout».

©️Astrid di Crollalenza
À propos de l’auteure
Sarah Chiche est née en 1976. Après Les Enténébrés (Seuil, prix de la Closerie des Lilas 2019), Saturne et Les Alchimies, également publiés au Seuil et qui l’ont révélée à un large public, Aimer est son sixième roman.