Terrasses ou notre long baiser si longtemps retardé

 

 

Dans un livre poignant, Laurent Gaudé sonde les âmes de ceux qui ont vécu les attentats de novembre 2015. Immense coup de cœur.

 

Éditeur : Actes Sud

Nombre de pages : 144

Parution : avril 2024

C’est l’histoire d’un baiser retenu pour mieux être savouré. Un baiser suspendu à une terrasse de café : « Nous sommes face à face. Il aurait fallu s’embrasser tout de suite. D’emblée. Voler notre baiser à tout ce qui va suivre. Mais nous ne l’avons pas fait. Nous avions envie que cela dure. Plaisir d’emprunter des chemins de lenteur qui sont des détours de pudeur et d’amour mêlés. Nous ne nous sommes pas embrassées. »

Des récits des attentats ont été publiés depuis 2015 empruntant la forme de témoignages, documentaires, romans, parfois graphiques… Le déroulé des faits a ainsi été analysé par plusieurs des acteurs de cette tragédie. Laurent Gaudé adopte quant à lui un autre point de vue et interroge, en exergue de son livre :

C’est à elles précisément qu’il s’intéresse dans ce livre puissant. Investissant les esprits de tous les protagonistes du drame (hormis les terroristes), il imagine quelles furent les pensées des victimes des attentats et des personnes venues leur porter secours, avant, pendant et après les tirs mortels, qu’elles aient survécu ou pas. Tuées, rescapées, traumatisées, jamais terrassées.

Cent-vingt pages intenses lues en apnée, la gorge nouée. Laurent Gaudé parvient en quelques phrases à esquisser les contours de cette journée si singulière qui avait pourtant débuté comme n’importe quelle autre, une sorte d’été indien s’emparant alors de la capitale. « Y a-t-il un bruit que le malheur aurait fait en se levant et que nous aurions dû reconnaître ? Avons-nous raté un signe qui nous aurait alertés et peut-être sauvés ? ». Aucun malheureusement. C’est le Hasard ainsi qu’il le désigne, ce grand manitou qui va jouer avec les vies plusieurs heures durant : « Toi, oui… Toi, pas… ». Le dramaturge se livrant à la chronique d’un désastre annoncé, nous embarque avec lui dans la tête de tous ces personnages.

Les mots sonnent juste, nous percutent et nous émeuvent aux larmes face à ces vies fauchées. Il faut bien tout le talent, la délicatesse et la profonde humanité de Laurent Gaudé pour susciter une telle empathie et permettre aux lecteurs de toucher du doigt l’indicible comme cette jeune mère, se sentant mourir, adressant ses dernières pensées à sa petite fille :

« Je te demande pardon, ma fille. Je t’abandonne mais ce n’est pas ce que je voulais. Je te laisse à ton papa. Qui s’occupera de toi. Je te demande pardon pour tout ce que je ne pourrai pas t’apprendre, pour tous ces instants que je ne vivrai pas à tes côtés, pour mes bras que je t’enlève bien malgré moi. Tu dois grandir. Devenir une jeune femme forte et rayonnante. Qui fera son chemin et ses propres choix. Tu devras être libre, surtout. Car c’est de cela que je meurs. Ceux qui me tuent voulaient nous contraindre, châtier notre liberté mais je ne t’ai pas donné la vie pour que tu sois soumise, Lila. Chaque sourire que tu feras sera une victoire. Chaque verre que tu boiras à la terrasse d’un café, une revanche. Ton père t’apprendra. Je te demande pardon de t’obliger à grandir sans moi. J’aurais aimé, tant aimé, n’en doute jamais, ma fille, toute petite fille qui n’est plus à moi. J’aurais aimé t’aimer encore si longtemps… ».

Parce que ces dates anniversaires de traumatismes demeurent si difficiles à surmonter, malgré les années passées et que la littérature fait souvent office de refuge, il est réconfortant de lire « Terrasses », pour la consolation recélée et le bel hommage rendu.

Que faisiez-vous à cette heure-ci il y a tout juste neuf ans ? C’était un vendredi 13… Je me souviens du bonheur d’accueillir mes amies parisiennes à Genève où je venais de m’installer, cette bouteille de champagne, sur le point d’être ouverte pour célébrer nos retrouvailles, lorsque mon mari, téléphone en mains, nous a rejointes, abasourdi : « il se passe quelque chose d’atroce à Paris, c’est terrible ». Sidération et inquiétude se sont alors invitées pour une très longue soirée où les lignes téléphoniques demeuraient désespérément saturées.

 

© Karine Bauzin

A propos de l’auteur

Né en 1972, Laurent Gaudé a fait des études de Lettres Modernes et d’Études Théâtrales à Paris. En 1997, il publie sa première pièce, Onysos le furieux, à Théâtre Ouvert. Suivront alors des années consacrées à l’écriture théâtrale et à la création de ses pièces sur les plus grandes scènes, en France et à l’étranger.

Son premier roman Cris, sur les atrocités de la Première Guerre mondiale, est publié en 2001. Avec La mort du roi Tsongor, il obtient, en 2002, le Prix Goncourt des Lycéens et le Prix des Libraires. En 2004, il est lauréat du Prix Goncourt pour Le soleil des Scorta, un roman qui se déroule dans les Pouilles en Italie, sa terre d’adoption.

Reconnu pour son écriture au souffle épique, son style lyrique et sa capacité à explorer des thèmes universels avec empathie et humanité, ses œuvres interrogent notre rapport à l’amour, la fidélité, le deuil, l’exil, la mémoire et la vengeance tout en laissant place à l’espoir et à la beauté de la vie.

Laurent Gaudé fait aujourd’hui partie intégrante du panorama littéraire français du XXIe. Ses œuvres sont régulièrement prescrites dans les classes de collège et de lycée et rencontrent un grand succès auprès des enseignants.

Le site de Laurent Gaudé.

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