L’Année de la pensée magique – Joan Didion
Dans un style sobre et limpide, Joan Didion revient sur le décès brutal de son mari, John Gregory Dunne, et l’année qui a suivi. Une lecture brillante et fascinante !
Éditeur : Grasset
Nombre de pages : 288
Parution originale : 2005 (2007 en France)
Prix : 19,20 €
Versions ebook et poche disponibles ; Traduit de l’anglais par Pierre Demarty
Comment survit-on à la disparition brutale et à l’absence de celui avec lequel on a partagé sa vie ? De quelle manière conférer un sens à son existence après quatre décennies d’un quotidien vécu en symbiose totale, une union continue des corps et des esprits ? Comment surmonter la disparition de son âme sœur avec laquelle on a absolument tout partagé ?
En écrivant, ce qu’a fait admirablement Joan Didion toute sa vie durant. Ce récit, elle l’a entrepris peu après le décès de son mari, John Grégory Dunne, journaliste et écrivain lui aussi, et durant les mois où sa fille unique, Quintana, était gravement malade, au point de disparaître, emportée à son tour peu de temps après son père.
Joan, John et Quintana ©Jill Krementz – 1982
Un texte lumineux en dépit de la noirceur du sujet, je dirais même nécessaire, d’ailleurs récompensé par le National Book Award, prix littéraire américain le plus prisé, et par le prix Médicis de l’essai 2007. Un récit qui m’a fortement marquée tant son propos sonne résolument juste et dont il émane une sincérité et une profondeur troublantes.
Née en Californie en 1934, Joan Didion se révéla très vite une journaliste de premier plan en remportant, alors qu’elle était encore étudiante, le concours du meilleur essai organisé par le magazine Vogue, qui l’embaucha immédiatement. Romancière, essayiste, scénariste, elle publia également de nombreuses chroniques dans des publications aussi prestigieuses que The New Yorker, The New York Review of Books… Elle épousa John Grégory Dunne en 1964 et ils adoptèrent ensemble Quintana à sa naissance.
En publiant ce livre, Joan Didion raconte avec un courage impressionnant de quelle manière elle a entrepris son deuil. S’efforçant de structurer sa pensée et usant de son talent d’écrivain, dans un style sobre et limpide, elle parvient ainsi admirablement à poser des mots sur l’ensemble des sentiments qui nous traversent dans ce type d’épreuve. En les décortiquant, l’auteur dresse en réalité une carte émotionnelle, trace le cycle universel par lequel chacun d’entre nous passe : une lecture tout à la fois brillante, apaisante et puissante !
Joan Didion – années 60′ ©Jerry BAUER/Opale
D’une disparition accidentelle ou consécutive à une longue maladie, laquelle est la plus traumatisante pour l’entourage du défunt ? Question délicate et discutable… C’était un 30 décembre, il y a tout juste 16 ans. Joan et John revenaient de l’hôpital où leur fille unique, dans le coma, luttait contre une pneumonie et un choc septique. C’est au moment de passer à table que le cœur de John s’est arrêté.
« On s’apprête à dîner et la vie telle qu’on la connaît s’arrête. En l’espace d’un battement de cœur. Ou de l’absence d’un battement ».
Le choc est tel que l’auteur le répète à plusieurs reprises dans ce récit : « La vie change dans l’instant. L’instant ordinaire ». Si basique et tellement dévastateur.
« Confrontés à un désastre soudain, nous nous étonnons tous de la banalité des circonstances dans lesquelles l’impensable se produit ».
Ce décès fut si brutal que Joan Didion a ressenti le besoin, quelques mois après, de poser des mots, reconstituer les événements pour peut-être mieux se les approprier. On est frappé d’emblée par le paradoxe entre la description clinique et médicale à laquelle elle s’emploie, quasiment journalistique, s’adonnant à des lectures scientifiques pour mieux comprendre ce à quoi ont été confrontés son époux – ainsi que sa fille – et ses pensées les plus intimes, irrationnelles, où l’objectif secret de Joan était en toute simplicité que John revienne !
Dès la nuit qui a suivi le décès, Joan est ainsi rentrée seule chez elle, confrontée au silence et à l’absence, une nécessité à ses yeux « pour qu’il puisse revenir. Ainsi commença pour moi l’année de la pensée magique ».
Ce récit, si court et si riche, recèle de pépites, de réflexions finalement universelles que Joan partage, à propos notamment de l’effet que provoque la disparition de son conjoint : affliction qui vous étouffe littéralement, par vagues de douleur, peine, colère face à l’absurdité, culpabilité de n’avoir pas su déceler les signes sans doute annonciateurs, peur de se retrouver seule, de tomber et de n’avoir personne pour vous relever, « un air particulier (…) d’extrême vulnérabilité, une nudité, une béance ». Et la conscience que convoquer les souvenirs et revenir en arrière est le meilleur moyen de se laisser submerger. Mais comment lutter ?
En écrivant, encore et toujours, ce que Joan partageait intimement avec son mari. Et en étant vigilant quant aux conditions de notre survie. Comme l’a dit John à son épouse, chaque vie comporte ce type de traumatisme, plus ou moins tôt, plus ou moins brutalement. Au final, l’équilibre se réalise. Personne n’est en mesure d’y échapper et il apparaît alors primordial, pour surmonter une telle épreuve, d’être parvenu à construire, indépendamment des nôtres, un mode de survie. L’écriture en est un, indéniablement.
©Brigitte Lacombe
À propos de l’auteur
Née en 1934 à Sacramento, en Californie, Joan Didion entre très jeune comme rédactrice au magazine Vogue, puis devient l’une des meilleures chroniqueuses de la scène politique et culturelle américaine. Ses nombreux romans et essais lui ont valu la reconnaissance unanime de la critique. Véritable icône, elle est considérée comme une muse et un auteur culte Outre-Atlantique. Elle est à l’origine, avec d’autres auteurs tels que Tom Wolfe et Truman Capote du « Nouveau Journalisme » ou « non fiction », un mouvement qui réduit la distance entre journalisme et littérature jusqu’à les confondre.
Pour aller plus loin…
Un film magnifique à voir après avoir lu « L’année de la pensée magique » : « Le Centre ne tiendra pas » réalisé par le neveu de Joan et John, Griffin Dunne, disponible sur Netflix. Ce film est à la fois sublime et bouleversant. D’abord parce qu’après l’avoir lue et avoir chaviré sur ses mots, on y découvre Joan Didion âgée et extrêmement vulnérable au point d’en être véritablement saisi.
Ce film évoque sa vie, son œuvre incroyable, à travers les témoignages de ses amis, famille, éditrice, les entretiens en tête à tête avec son neveu ou bien des images d’archive avec son mari.
Ce film montre à quel point Joan Didion a si bien su prendre et transmettre le pouls d’une époque aux États-Unis, elle qui évoluait dans les milieux intellectuels et cinématographiques à partir des années 60’. Ils fréquentaient avec son mari tous les acteurs, réalisateurs, intellectuels de l’époque, les Spielberg, Roman Polanski, Warren Beatty, Brian de Palma et même Harrison Ford qui, avant d’être leur ami, fur leur menuisier à Malibu !
On mesure aussi ce qui sous-tend son livre « L’année de la pensée magique », l’extraordinaire complicité qui la liait à son époux avec lequel elle a absolument tout partagé pendant 40 ans. On y découvre leur manière de vivre ensemble, de travailler… et ce que l’écriture représente pour elle, un moyen de survie, tout simplement, pour comprendre ce qu’elle ressent et surmonter cette disparition.
Ce film est aussi l’occasion pour Joan d’évoquer la relation qui l’unissait à sa fille disparue. C’est précisément l’adaptation de « L’année de la pensée magique » au théâtre par David Hare avec Vanessa Redgrave qui a conduit Joan Didion a écrire sur sa Quintana, une réflexion extrêmement difficile ayant abouti à la publication du « Le Bleu de la nuit ».