Vivre ensemble – Emilie Frèche
Dans son 14e roman, Emilie Frèche s’attache à décrypter comment une famille recomposée peut fonctionner. Ou pas. Glaçant et convaincant !
Éditeur : Stock
Nombre de pages : 288
Parution : Août 2018
Prix : 18,90 €
Version ebook disponible
Sur ce livre, je vous invite à consulter l’éclairage juridique apporté par Virginie Tesnières, Avocate au Barreau de Paris – Respect de la vie privée et liberté d’expression : un équilibre délicat.
Près de 10 % des familles étaient recomposées selon les données de l’Insee en 2011, soit 1,5 million d’enfants mineurs concernés et un peu plus d’un enfant sur dix… Une tendance croissante qui renvoie souvent une image joyeuse. Les enfants des uns, des autres, ceux en commun, partagent un quotidien riche de rires, de cris, d’histoire et de bonheur. Une réalité, c’est certain. Et pourtant…
Rien d’évident à vivre ensemble, absolument rien. S’il n’est déjà pas simple de trouver le bon équilibre avec ceux que l’on a choisis, on imagine aisément la complexité des concessions à faire lorsque cet autre nous est imposé sans que l’on ait rien demandé. Dans ce roman, Emilie Frèche s’attache à décrypter comment une telle famille recomposée peut fonctionner. Ou pas. Glaçant et convaincant !
Témoins malheureux et impuissants des attentats du 13 novembre 2015, Pierre et Déborah qui débutaient leur histoire depuis quelques mois, ont ressenti une impérieuse nécessité de s’installer rapidement sous le même toit avec leurs fils respectifs, profiter de la vie, de l’instant présent et de leurs enfants du mieux possible. C’est ainsi qu’ils emménagent tous dans un appartement parisien, heureux de cette nouvelle page à leur vie, une histoire commune construite ensemble.
Mais dès le premier soir, rien ne s’annonce comme prévu. Et Salomon, 10 ans, le fils de Jérôme, face à l’amoncellement des cartons et la perspective de ce changement de vie, sort de ses gonds et explose :
« J’veux pas vivre ici ! J’veux pas vivre avec vous, tu comprends ?! Je vous déteste tous ! Je voudrais être mort pour vous avoir jamais connus ! ».
Et la violence, qui avait débuté lorsque Salomon avait saisi un couteau de cuisine lors de leur première rencontre, n’aura de cesse de croitre, les tensions entre lui et Léo, le fils de 13 ans de Déborah, de monter, et la peur avec. Tout les oppose : caractère, éducation, goûts, religion, exacerbés par la « différence » de Salomon, une précocité certaine… Si Déborah tente au départ d’arrondir les angles et d’entrer en relation avec Salomon, rien n’y fait au point d’en arriver à redouter sa présence lors des semaines de vie communes…. Une connexion d’autant plus complexe à établir au regard des relations exécrables que Jérôme et Déborah entretiennent avec la mère de Salomon.
L’auteur établit une analogie très intéressante entre cette cellule familiale et la société dans sa globalité, les attentats du 13 novembre ayant été l’élément déclencheur de cette réflexion transformée en roman. Elle aborde ainsi, via le métier de Déborah, journaliste venant de réaliser un reportage sur les parents jeunes français devenus djihadistes, le phénomène qu’on a pu constater d’incompréhension totale de ces enfants devenus des « étrangers ».
Emilie Frèche confronte également habilement les termes « Vivre ensemble » et l’expression « vivre-ensemble » qui est tout sauf naturelle et pourtant utilisée à tout va en politique, dans notre société à la suite des attentats… Vivre-ensemble comme une garantie de sécurité dans un monde agité alors même que vivre ensemble à tout prix comporte des risques, en société comme en famille, recèle des dangers réels, parfois insoupçonnés…
Au-delà de la thématique abordée et de l’histoire, j’ai beaucoup apprécié l’écriture d’Emilie Frèche dont c’était le premier roman que je découvrais. Avec un premier chapitre absolument saisissant, « Vivre ensemble » fait partie de ces livres qu’on ne peut lâcher une fois commencés, avec lequel l’auteur parvient à imprimer une tension forte, notamment ici avec la référence au symbole du couteau égrenée tout au long du livre et qui nous fait redouter la fin, très réussie d’ailleurs…
Enfin, difficile d’aborder ce livre sans évoquer la polémique qui a présidé à sa sortie et qui l’a malheureusement un peu assombrie, au détriment de sa valeur littéraire indéniable. Emilie Frèche a en effet été accusée d’avoir porté « atteinte de manière répétée à l’intimité de [la] vie privée » de Séverine Servat de Rugy, journaliste, épouse de l’ex- ministre François de Rugy. Celle-ci l’accusait de s’être inspirée de sa vie privée et de celle de son fils pour écrire ce roman, enfant né de sa relation avec le compagnon actuel d’Emilie Frèche, Jérôme Guedj. Le conflit a abouti, en accord entre les parties, à l’insertion d’un encart dans les livres mis en vente pour éviter toute confusion.
Mon propos n’est pas ici de débattre sur cette polémique mais plutôt de réfléchir aux limites, s’il en existe, qui s’imposent à un auteur de fiction lorsqu’il s’inspire du réel… A-t-il le droit de tout écrire ? « Deux mouvements se sont croisés ces vingt-cinq dernières années : le développement de l’autofiction et la judiciarisation de la vie littéraire », a pu dire Manuel Carcassonne, directeur des Editions Stock… Sur ce sujet, je vous invite à lire l’éclairage très intéressant que nous propose Maître Virginie Tesnières, Avocate au Barreau de Paris et que j’ai sollicitée sur la question « Respect de la vie privée et liberté d’expression : un équilibre délicat ». Belle lecture !
©Francesca Mantovani
À propos de l’auteur
Émilie Frèche, née en 1976, est romancière et scénariste. Elle est l’auteur, entre autres, de Deux étrangers (prix Orange 2013 et prix des lycéens d’Île-de-France 2013). Ses thèmes de prédilection sont l’identité, la judéité, la difficulté des rapports familiaux et amoureux, ainsi que la violence verbale..Ses interventions médiatiques sur le conflit israélo-palestinien ou l’affaire Ilan Halimi, thèmes présents dans son œuvre littéraire, font d’elle un écrivain engagé dans la lutte contre l’antisémitisme. Elle poursuit également une carrière de scénariste et a d’ailleurs co-signé le film d’Yvan Attal Ils sont partout sorti le 1er juin 2016.