Entretien avec Caroline Abu Sa’da
©FIFDH/Miguel Bueno
Les droits humains sont-ils en péril ? Cinéastes, écrivains et personnalités du monde entier viennent en débattre, passionnément, chaque année à Genève, dans le cadre du Festival du film et forum international des droits humains qui se tient du 8 au 17 mars. Caroline Abu Sa’da, nouvelle directrice du Forum, m’en a dit quelques mots dans un entretien réalisé pour le Elle suisse.
Julie Vasa : Qu’est-ce qui vous a conduite à ce poste de responsable éditoriale du Forum au sein du FIFDH ?
Caroline Abu Sa’da : Cette nouvelle étape fait complètement sens dans mon parcours. Je n’ai jamais été capable de faire une seule chose à la fois. J’ai toujours enseigné par exemple. Et puis, en 2015, au moment du pic de la crise de réception – plutôt qu’une « crise migratoire » – j’ai pris quelques mois de congé sans solde pour faire un film qui s’appelle « Non-assistance ». Il a été réalisé par Frédéric Choffat et porte sur les initiatives civiles d’aide aux migrants en Méditerranée. C’est comme cela que j’ai rencontré l’équipe de SOS Méditerranée à Malte l’été 2015. Ce film a été sélectionné au FIFDH en 2016. Nous sommes venus le présenter. Et puis, en 2017, j’ai décidé de quitter MSF pour lancer la section suisse de SOS Méditerranée.
Comme j’éprouve une réelle « trouille panique » à l’idée de me faire enfermer dans une case, j’ai pensé que le FIFDH pouvait m’apporter beaucoup. C’est un festival que j’ai toujours suivi depuis que je suis à Genève, d’une manière ou d’une autre, et que je trouve intellectuellement très excitant. J’aimais beaucoup l’idée de continuer SOS Méditerranée qui est très opérationnel et, en même temps, retrouver un espace de respiration, pour réfléchir à d’autres thématiques. Je trouve que les deux se combinent très bien.
FIFDH 2016 – Non assistance – Documentaire de création
J.V. : En quoi consiste votre activité au sein de SOS Méditerranée Suisse que vous dirigez également ?
C.A.S. : Nous sommes une petite équipe. Nous participons évidemment aux opérations. Nous avons arrêté l’affrètement de l’Aquarius fin décembre et recherchons actuellement un bateau. On a énormément d’activités de sensibilisation, notamment scolaire, en Suisse romande. On essaie de se développer en Suisse alémanique mais cela va prendre un peu plus de temps. On participe également à l’organisation de gros événements comme la fresque sur La Perle du lac en septembre, ou encore la soirée de soutien des humoristes à Meyrin…
Nous nous sommes implantés en Suisse pour deux raisons principales. La première, c’est que Genève est la deuxième plus grosse place mondiale en termes de transport maritime. La deuxième raison, c’est qu’y sont installés le Haut Commissariat aux réfugiés, l’Organisation internationale des migrations. Cela avait du sens de créer du lien avec ces acteurs. Les discussions et les négociations avec ces organisations sont nombreuses pour essayer de faire avancer la cause du sauvetage en mer.
J.V. : Quels sont les projets sur lesquels vous avez travaillé depuis votre arrivée au FIFDH ?
C.A.S. : Je suis arrivée en juillet 2018. Du coup, cette édition du Festival est la première dont j’ai la responsabilité éditoriale du Forum avec une équipe très très chouette. Cette émulation me séduit beaucoup. C’est un très beau collectif et j’y suis particulièrement sensible.
J.V. : En quoi consiste exactement la responsabilité éditoriale du Forum ?
C.A.S. : Je m’occupe de tout ce qui est panels, discussions… Nous avons identifié les thèmes que nous souhaitions creuser cet été. Puis nous avons affiné les thématiques, commencé à chercher les personnes qu’il serait intéressant d’avoir avec nous. Au final, je pense que nous avons concocté un très beau programme, éclectique, qui parle aussi bien de la République démocratique du Congo, que du mythe de la perfection, ou encore de la protection du patrimoine immatériel… énormément de choses avec plusieurs fils rouges.
J.V. : Quels sont ces fils rouges ?
C.A.S. : D’abord l’implication des citoyens, la mobilisation citoyenne : j’y tiens beaucoup. L’idée est que les gens ne sortent pas de ces panels en étant complètement plombés mais que l’on parvienne à instiller un peu d’espoir, d’envie de s’engager. Cela ne sert à rien de décourager complètement les gens, ou de les faire culpabiliser. Je pense qu’il faut pouvoir leur donner des clés de compréhension de ce qui se passe dans le monde, en Suisse, en Europe…. les faire réfléchir sur la manière dont ils peuvent se positionner, sur ce qu’ils peuvent apporter à l’édifice. Cette mobilisation citoyenne va avec tout ce qui concerne la renégociation du contrat social. Comment expliquer que l’on vit bien en société.
« Il y a une possibilité de discussion en Suisse que, personnellement, je ne trouve plus ailleurs ».
J.V. : Trouvez-vous qu’en Suisse les gens sont réceptifs à cette problématique ?
C.A.S. : Oui ! Tout à fait. Il y a une possibilité de discussion en Suisse que, personnellement, je ne trouve plus ailleurs. Le débat public y a toute sa place. Il permet de faire entendre des opinions différentes sans forcément s’étriper au bout de dix secondes ce qui n’est plus le cas dans beaucoup de pays tout de même… Cela fait clairement partie des raisons pour lesquelles je me suis installée en Suisse. Je suis franco-palestinienne et on ne peut pas dire qu’en France ou en Palestine, le débat public soit serein et constructif. Je ne dis pas qu’ici, en Suisse, il soit tout le temps apaisé mais il existe encore et il est effectivement constructif. La démocratie directe et la possibilité d’être engagé à intervalles réguliers dans des choix de vie communs… je trouve cela incroyable !
J.V. : Qu’en est-il des deux autres fils rouges de cette 17e édition du FIFDH que vous évoquiez ?
C.A.S. : Nous avons essayé de réfléchir à la notion de multilatéralisme. Je m’explique : nous vivons une situation où les organisations internationales multilatérales sont considérablement affaiblies, où les États finalement occupent une place particulière. On souhaitait parler de populisme en renouvelant le débat existant. Aussi, nous avons donné la parole aux femmes. Je trouve cela intéressant d’avoir un regard féminin et féministe sur ces histoires d’hommes forts. L’idée est de voir quelle place est possible pour d’autres initiatives que celles des organisations internationales ou celle des États, par exemple celle des villes. On va parler de droit au logement cette année, notamment à la suite de l’initiative de la rapporteuse spéciale pour le droit au logement qui essaie de le faire devenir réalité. On va parler de la criminalisation de la solidarité aussi… Le fil rouge sera un peu à cette image : quel échelon apparaît possible pour essayer de faire avancer le débat de manière constructive.
Quant au troisième fil rouge, il nous conduit à nous interroger sur les manières de recréer du collectif, y compris dans les luttes. Comment éviter de multiplier les luttes telles que celle pour les LGBT+, celle des femmes, celle des anti-racistes, etc… ? Et dans cette perspective, nous clôturerons le festival avec Édouard Louis. Il viendra discuter de tout cela, de convergence des luttes. Et il a pas mal de choses à dire !
J.V. : Quelles sont les nouveautés attendues pour cette nouvelle édition du FIFDH ?
C.A.S. : L’idée n’est pas de tout révolutionner : le festival plaît tel qu’il est. Mais on a essayé de commencer à changer la formule « un modérateur – trois panelistes ». Donc cette année, il y aura un hackathon en partenariat avec Le Temps et Open Geneva, une petite association, sur le thème des open sources et droits humains : comment l’open sources peut-il faire avancer la cause des droits humains ? C’est tout à fait nouveau, cela fera intervenir quarante personnes.
Nous aurons aussi des panels avec seulement deux personnes, qui s’apparenteront davantage à des discussions. Une de mes petites obsessions est de ne pas avoir trop de personnes dans les panels. Je souhaitais donner du temps au temps, aux gens qu’on invite. Je voulais éviter l’effet zapping lorsque les intervenants sont trop nombreux. Ainsi, Édouard Louis (17 mars) sera tout seul, comme Roberto Saviano (15 mars ; il interviendra en visio-conférence) : ils répondront seuls aux questions.
J.V. : Quels sont les temps forts du Festival à ne pas manquer ?
C.A.S. : Nous allons parler du Sud Soudan avec Forest Whitaker (9 mars). Nous avons aussi un discours d’ouverture qui devrait être incroyable avec l’ancien rapporteur spécial pour les déplacés internes, Chaloka Beyani, qui est un orateur hors pair. Il y a aussi des thématiques fortes, comme sur l’Irak, sur le droit au logement que j’évoquais et qui n’est pas souvent abordés… j’ai un peu de mal à mettre en avant certains panels plus que d’autres car je les aime tous et c’est pour cela qu’ils sont aussi nombreux ! Ils devaient être 16 et ils sont finalement 21 ! Je pense aussi à la journée dédiée à l’open sources. Richard Stallman, son inventeur, fera une vidéo conférence et l’inventeur du Web sera là aussi le soir. C’est vraiment formidable pour les 30 ans du Web !
J.V. : Quelques mots sur les interventions de Roberto Saviano et d’Édouard Louis ?
C.A.S. : Roberto Saviano interviendra grâce à Marie-Pierre Gracedieu, éditrice chez Gallimard. Elle est formidable ! Notre collaboration a été très fructueuse. Ce livre est vraiment réussi, marquant, et tout à la fois glaçant ! Il vaut mieux le lire quand on est bien ! On projettera le film et on discutera ensuite. Ce sera juste avant la publication en français de la suite de « Piranhas », le 4 avril : « Baiser féroce ». Je ne suis pas très objective mais tout est tentant ! ◾️
Informations sur le programme et billetterie :
Isabelle Gattiker est la pétillante directrice du FIFDH. J’avais eu le plaisir de l’interviewer l’année dernière pour Elle suisse. L’entretien intégral est à retrouver ici !
À noter aussi l’intervention de Caroline Abu Sa’Da, le samedi 25 mai, à 10h00, à l’Hôtel de Ville de Sierre, dans le cadre des Rencontres Orient-Occident au Château-Mercier à Sierre, sur le thème des « Ambiguïtés européennes face aux crises migratoires » avec Leoluca Orlando et Charles Heller, modéré par Riccardo Bocco : informations ici !